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engagements pris par son sous-traitant et qu’il ne pouvait être mis en cause. L’affaire futportée devant le conseil des prud’hommes. Le conseil, statuant par défaut, décida que le contrat de sous-entreprise était nul et non avenu, en vertu du décret du 2 mars 848 et que les ouvriers étaient fondés à s’adresser à l’entrepreneur général.

Statuant à nouveau, quelques semaines après, le conseil des prud’hommes revint sur sa décision et reconnut l’impossibilité d’appliquer aux contrats qui lui étaient dénoncés la disposition surannée du décret de 1848 ; il rendit cette fois une décision motivée dont certains considérants méritent d’être relevés : « Attendu que le marchandeur ou sous-entrepreneur organise et dirige ses chantiers, prépare et suit sur le terrain même la marche et l’exécution de l’entreprise et donne ainsi une coopération directe et personnelle au travail matériel : que, s’il emploie des ouvriers, ces derniers ne sont que des auxiliaires : que son bénéfice sur la main-d’œuvre n’est pas une exploitation, mais apparaît comme la rémunération de son temps et de sa coopération à la tâche commune ; que le simple ouvrier n’apporte à l’entreprise que sa maind’œuvre et n’a d’autre responsabilité que celle de la bonne exécution de son travail quotidien, tandis que le tâcheron engage en outre son industrie, son expérience, son outillage, ses avances et son crédit ; qu’il est, par conséquent, le principal créateur du travail exécuté ; que le tâcheron est responsable des malfaçons de ses ouvriers et subit les conséquences des hausses et des baisses des salaires qui sont les suites des lois qui régissent le travail et les travailleurs ; que, conséquemment, il peut, sans qu’on lui en fasse un grief, chercher des ouvriers qui consentent à travailler sous ses ordres avec une réduction insignifiante de salaire qui, le plus souvent, correspond au salaire qu’il a lui-même consenti ; que cela ne constitue et ne saurait constituer une exploitation de l’ouvrier... » Nous avons cru devoir reproduire intégralement ce passage parce qu’il définit très nettement les attributions du marchandage et fait la part des responsabilités réciproques des ouvriers et des entrepreneurs.

Cette décision, contraire au texte de la loi, mais si raisonnable, du conseil des prud’hommes souleva parmi les meneurs du parti ouvrier et au conseil municipal de Paris une tempête de récriminations. Ces récriminations trouvèrent un écho auprès du gouvernement. A l’occasion de l’anniversaire du 24 Février, des ouvriers manifestèrent l’intention de soumettre solennellement leurs plaintes au ministre de l’intérieur, à Paris, et aux préfets en province. M. Floquet, qui était ministre de l’intérieur, dressa, en perspective de cette entrevue, un programme destiné à fournir aux préfets le thème d’ une sorte de conférence dans laquelle ils auraient à enseigner à leurs visiteurs quels étaient leurs droits. Dans cette circulaire, M. Floquet s’exprimait très catégoriquement sur le marchandage et il ne craignait pas de dire en termes formels que, sur ce point, les ouvriers n’avaient ni à insister ni à se préoccuper, le marchandage ayant été aboli par le décret du % mars 1848. Cette déclaration du gouvernement fit l’objet d’une interpellation au Sénat. Dans la séance du ld mars 4 889, l’honorable M. Trarieux demanda à M. Constans, successeur de M. Floquet, s’il adoptait les idées de son prédécesseur. M. Constans répondit que seuls les tribunaux étaient compétents pour trancher la question et décider sur les litiges soulevés à l’occasion du marchandage. C’était le désaveu de la circulaire de M. Floquet. A l’heure actuelle on peut donc regarder le décret de 1848 comme abrogé et aucun doute ne saurait s’élever sur la parfaite légitimité du marchandage. Il est même difficile de comprendre l’aveuglement des chefs du parti ouvrier qui réclament la suppression des sous-traitants. Cette faculté accordée aux entrepreneurs de traiter avec des tâcherons est non seulement conforme à la liberté du travail, mais elle est essentiellement favorable aux ouvriers. Comme le faisait justement remarquer M. Thiers, dans un Rapport daté de 1851, cette constitution du marchandage favorise aux travailleurs l’accès du patronat. Voici, en effet, un ouvrier qui dispose d’un petit capital, fruit de ses économies. Cette somme est trop minime pour qu’il puisse songer à entreprendre pour son compte une opération un peu considérable. Mais si son patron l’associe à son œuvre, s’il lui confie une part, si petite qu’elle soit, des travaux soumissionnés, cet homme peut faire fructifier ses fonds et donner un aliment à son activité et à son intelligence des affaires. Le premier pas est franchi. Peu à peu il pourra traiter pour des entreprises plus considérables et devenir patron à son tour. Parmi les grands entrepreneurs actuels, combien seraient restés toujours dans les rangs des ouvriers, s’ils n’avaient pas eu la ressource de se faire tâcherons au service d’un entrepreneur général. Au point de vue social, comme au point de vue économique, l’institution du marchandage est donc en une bonne organisation du travail et on ne pourrait la supprimer