Page:Say - Chailley - Nouveau dictionnaire d’économie politique, tome 2.djvu/188

Cette page n’a pas encore été corrigée

pas à être humiliées par le luxe des riches. Tel fut évidemment le motif de cette loi des Locriens qui ne permettait pas qu’une femme se fît accompagner dans la rue par plus d’un esclave. Tel fut encore celui de la loi Orchia, à Rome, loi demandée par un tribun du peuple, et qui limitait le nombre des convives que l’on pouvait admettre à sa table. Bans la monarchie, au contraire, les lois somptuaires ont été l’ouvrage des grands, qui ne voulaient pas être éclipsés par la bourgeoisie. Tel fut, on n’en peut douter, le motif de cet édit de Henri II qui défendit les vêtements et les souliers de soie à d’autres qu’aux princes et aux évêques. » Il y avait, pour l’établissement des lois somptuaires dans l’antiquité, d’autres motifs que le désir de complaire aux classes pauvres, et dans les monarchies féodales, ces lois ont eu d’autres causes que la jalousie des grands. Ces monarchies, elles aussi, étaient une création artificielle fondée « sur des institutions anciennes et des usages reçus » ; ces institutions, ces usages, tendaient à immobiliser les propriétés dans les mêmes familles, à fixer les rangs pour jamais, et, si l’antiquité avait ses lois agraires dans le sens de l’égalité, la société féodale, il ne faut pas l’oublier, avait les siennes dans le sens de l’inégalité et de la hiérarchie. L’avènement de la richesse mobilière et du luxe troubla profondément les sociétés féodales, où tout était fondé sur la prééminence de la propriété noble par excellence, la propriété foncière. Un système de culture et d’aménagement agricole établi par la tradition ne permettait pas à la noblesse d’augmenter ses revenus, tandis que les profits du commerce, de la navigation, de l’industrie, et la possession des capitaux mobiliers, élevaient la classe moyenne. Le luxe de cette classe, qui s’empressa d’imiter le train des grands, troublait l’harmonie delà société ; il dérangeait une hiérarchie hors de laquelle on ne voyait que désordre. De là, les lois somptuaires qui distinguaient les classes par leurs costumes, comme on distingue dans une armée les grades par les uniformes. La vanité des grands appela peut-être les ’lois somptuaires des peuples modernes, comme la jalousie des classes inférieures avait applaudi à celles des anciennes républiques. Mais, dans l’antiquité comme dans les monarchies féodales, le législateur s’inspira de la raison d’État, du désir d’empêcher des innovations qu’il considérait comme fatales.

Du moment où les roturiers venaient proposer aux nobles la concurrence du luxe, du moment où ils venaient rivaliser d’éclat avec

— m — LOIS SOMPTUAIRES

eux, il était évident que, si on laissait la carrière ouverte à un tel concours, la richesse finirait par l’emporter sur la naissance dans l’opinion des peuples, et de la noblesse elle-même. Or, comme les monarchies féodales étaient établies sur le droit de race, tout ce qui pouvait diminuer l’autorité de ce droit tendait à renverser la constitution de l’État. Ceux même qui ne voyaient pas bien clairement la portée du luxe bourgeois, et qui, bourgeois eux-mêmes, ne pouvaient en être blessés, sentaient cependant que ce luxe troublait Tordre établi et appuyaient les lois somptuaires.

Ces lois ont donc été de tout temps inspirées par le désir d’arrêter un mouvement irrésistible et résultant de la force même des choses, du développement désordonné peut-être, mais logique, de l’activité humaine. Aussi ont-elles été impuissantes, et toujours éludées par une sorte de conspiration tacite et générale de tous les citoyens, sans que personne osât en blâmer le principe, sans que l’on songeât même à contester le moins du monde sur ce point le pouvoir du législateur.

Il faut bien se rappeler, en effet, que dans les monarchies modernes le pouvoir législatif n’était guère moins étendu que dans l’antiquité. On ne reconnaissait pas à tout homme le droit de travailler, et bien moins encore le droit de travailler à sa convenance : à plus forte raison prétendait-on que le roi tînt, comme on disait, une police exacte dans son royaume, et ne permît pas à une classe d’empiéter sur l’autre, de changer le rang qui lui était assigné par l’ancienne coutume. « Ledit seigneur roi, lisons-nous dans une ordonnance de 1577, deuement informé que la grande superfluité de viande qui se fait es nopces, festins et banquets, apporte la cherté de volailles et gibiers, veult et entend que l’ordonnance sur ce faicte soit renouvellée et gardée, et pour la continuation d’icelle, soient punis des peines y apposées tant ceux qui font tels festins que les maistres d’hostel qui les dressent et conduisent, et les cuisiniers qui y servent... Que toute sorte de volaille et gibbier apportez aux marchez seront veuz et visitez par les jurez poulailliers, en présence des officiers de la police et bourgeois commis à icelle, qui assisteront ausdicts marchez et feront faire par Iesditz jurez rapport à la police, etc. Les poulailliers ne pourront habiller et larder viandes, et telles les exposer en vente, etc. Seront pareillement tenus les passans vivre selon l’ordonnance du roy, sans l’outrepasser, sur peine de semblables amendes pécuniaires que dict est cy-dessus contre l’hostellier, de façon que