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tendre à enfermer la conduite de chacun dans des règles d’autant plus étroites qu’elles étaient plus générales. Comme tous les hommes étaient pour lui identiques par nature, ayant tous les mêmes instincts, tous devaient faire les mêmes choses par les mêmes motifs.

Pour réaliser cette égalité de soldats de plomb, il fallait jeter toute l’humanité dans un moule uniforme. Bien différent en cela de Fourier et de Saint-Simon, Pierre Leroux condamnait toute passion tendant a faire déroger les individus de la règle commune. A tous, il imposait le mariage monogamique indissoluble, ayant pour but non la satisfaction des instincts, mais le perfectionnement moral des deux conjoints, forcés de s’adapter l’un à l’autre à perpétuité et de se sacrifier l’un à l’autre, par amour pour l’humanité.

D’Enfantin il avait pris l’idée du couple androgyne, de l’homme et de la femme réalisant l’unité sociale, qui, selon lui, ne pouvait plus se rompre. Tous les individus étant égaux et semblables, tout homme, toute femme équivalait aux autres. Il n’y avait plus de raison de choix entre eux. C’est le principe des mariages anonymes des frères Moraves. Selon Pierre Leroux, l’homme et la femme, semblables et égaux, en tant qu’êtres humains, sont divers seulement quant à la procréation. Le couple est créateur, La famille constitue la triade humaine : père, mère, enfant et, comme la triade divine, puissance, amour, intelligence, constitue une unité. L’humanité se manifeste sous les trois formes d’individu, de famille et de société, triade qui correspond aux trois termes : liberté, fraternité, égalité ; comme à ceux de citoyen, de commune et d’État, ou encore de citoyen, d’associé et de fonctionnaire, etc., etc., car ses triades naissent les unes des autres et pourraient ainsi se multiplier à l’infini.

Pierre Leroux proclame le droit de chacun et de tous à la participation des avantages de la société. « Chaque être humain, dit-il, a droit à l’habitation, à la nourriture, au vêtement ; le droit de chacun à ces choses est limité par le droit de tous... Chacun et tous ont droit à la propriété ; et la propriété est le droit naturel pour chacun d’user d’une chose déterminée de la façon que la loi détermine. »

On voit que Pierre Leroux ne niait pas le droit de propriété. Il l’affirmait, au contraire, comme un droit naturel de l’homme dans sa triade : propriété, famille, patrie ; mais il considérait que, « jusqu’ici, la patrie n’avait fait que des sujets, la famille que des héritiers, la propriété que des propriétaires ; c’est-à-dire trois formes d’esclaves ». Il voulait la patrie sans chefs, sans autorité, la famille sans héritage, la propriété sans propriétaire. « Seulement sous ces trois conditions, la patrie, la famille et la propriété pouvaient servir à la communion de l’homme avec ses semblables et avec l’univers. »

Quant au travail, « c’est une manifestation de la vie de chaque être humain, soit par l’industrie, soit par l’art, soit par la science ». C’est la formule saint-simonienne. * Il en résulte des associations entre l’in- * dustriel, l’artiste et le savant. Le travail est encore une triade, parce qu’il implique trois termes : le capital ou les instruments du travail ; le travail proprement dit ou plutôt le travailleur, et la terre ou une autre matière.

La rétribution a trois formes : « Le travail est payé : 1° en fonctions : à chacun suivant sa capacité ; 2° en loisirs : à chacun suivant son travail ; 3° en produits : à chacun selon ses besoins. »

Cette dernière formule, qui ne se trouve que dans le Résumé de la doctrine humanitaire dont Pierre Leroux voulait faire le préambule de la constitution de la France, a évidemment été empruntée de son émule, Louis Blanc. Les deux premières sont de Saint-Simon.

Saint-Simon n’admettait pas l’existence d’oisifs ; Fourier comptait sur le travail attrayant pour les occuper. Pierre Leroux proclame que chacun a le droit et le devoir d’exercer une fonction dans la société. Qui la choisira pour chacun ? Qui décidera que celui-ci sera ministre, artiste ou chiffonnier, plutôt que tel autre ? Pour décider tout cela et trancher tous les conflits, il y aurait des triades administratives, juridiques, éducatives, etc., etc. ; toutes composées de trois individus qui, naturellement, seraient inaccessibles à toute corruption, à tout favoritisme et seraient conduits uniquement dans leurs décisions par l’amour du bien public et le sentiment de l’intérêt général, sur lequel ils ne pour raient errer.

Pierre Leroux a emprunté de Hegel sa notion de l’espèce, seule réalité objective et en soi dont les individus ne sont que les formes phénoménales, soumises aux conditions subjectives de l’espace et du temps. Ce n’était que Tobjectivation de l’idée prototype de Platon. Ce concept était fait pour séduire Pierre Leroux, comme offrant une base à la solidarité de tous les représentants de l’espèce humaine. Pour lui, « l’humanité c’est chaque homme dans son existence infime ; qui dit