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de classer les ouvriers suivant leurs aptitudes et leurs capacités. Certaines opérations, dans la fabrication d’un produit, exigent de l’adresse, d’autres de la force musculaire, d’autres encore des connaissances scientifiques. Chaque ouvrier occupe ainsi l’emploi qui lui convient le mieux, et son salaire est plus strictement proportionnel au travail qu’il fournit.

Il faut considérer que parmi les causes qui viennent d’être énumérées, les deux plus importantes sont, sans contredit, l’adresse plus grande acquise par l’ouvrier et le classement possible des hommes dans diverses occupations suivant leurs aptitudes. Au point de vue social, cette seconde cause a une portée beaucoup plus générale que toutes les autres.

On a essayé d’élever des objections, non pas précisément contre la coopération complexe en général, mais contre la division extrême du travail, c’est-à-dire contre la coopération complexe relative à la fabrication d’un même produit. Parmi ces objections, il en est de puériles, comme celle qui consiste à dire que c’est abaisser la dignité de l’homme et annihiler son intelligence que de lui faire faire chaque jour la même opération simple. Cette question de la dignité de l’homme touche à sa vie entière. Elle appartient bien plus au domaine de la morale qu’à celui de l’économie politique. L’on peut faire remarquer néanmoins, que le plus humble terrassier a autant de dignité, s’il remplit bien son emploi, que le savant le plus éminent ; car ce qui contribue à donner à l’homme de la dignité, ce n’est pas la fonction elle-même, mais la façon dont il la remplit. Quant à l’intelligence de l’ouvrier que l’on prétend déprimée par la division du travail, il suffit, pour montrer, au contraire, combien elle se développe, de rappeler les nombreuses inventions mécaniques faites par les ouvriers soumis à la coopération complexe.

On a encore objecté que, l’apprentissage devenant en certains cas très facile et de peu de durée, la situation de l’ouvrier devenait fort instable, puisqu’il pouvait à chaque instant être remplacé. Évidemment l’offre de travail pour une certaine spécialité s’élève tout à coup s’il y a des ouvriers inoccupés, et comprend tous ceux qui, bien qu’ayant des spécialités diverses, peuvent passer sans difficulté, d’une occupation à une autre. Mais qui ne voit que cette facilité de changer d’occupation est la même pour tous, et que la loi de l’offre et de la demande est à l’avantage de ceux qui offrent du travail et se présentent en concurrence avec ceux qui en ont déjà ?

Restent les crises qui désorganisent aussi bien la société économique en général que l’atelier industriel. Atteignent-elles plus cruellement l’ouvrier quand il est soumis à la division du travail ? Cette proposition n’est nullement démontrée et ne peut guère l’être, car il est extrêmement difficile, pour ne pas dire impossible, en temps de crise, de comparer entre elles les situations des individus dans des sociétés d’organisation différente. Les individus placés dans une société où ils auront pu, grâce à une bonne organisation, satisfaire de plus en plus de besoins nouveaux, souffriront davantage que le sauvage habitué à ne pas manger tous les jours. Les sociétés d’organisation complexe, telles que celles qui sont soumises au système d’appropriation par la liberté, présentent un mécanisme délicat comme toutes les organisations d’ordre supérieur. Plus sensibles aux crises (voy. ce mot) que les sociétés d’ordre inférieur, leurs avantages sont cependant plus considérables que leurs désavantages. Une machine à vapeur, une locomotive, dont les rouages sont si délicats, peut être arrêtée dans sa marche par un gravier qui ne serait nullement un obstacle pour une carriole. Malgré cela, l’on préfère la locomotive à la carriole. Aucune organisation sociale ne peut être parfaite, toutes ont leurs inconvénients ; il convient simplement de choisir et de développer celle qui en offre le moins. La coopération complexe a dû son extension rapide dans le monde industriel à la liberté du travail. Elle donne les résultats indiqués plus haut, et, pour ces raisons, ne doit être l’objet d’aucune mesure restrictive.

3. Limites de la division du travail.

L’expression « division du travail » employée jusqu’à M. Wakefiled pour désigner la coopération complexe, tendrait à faire croire que le travail peut toujours être de plus en plus grand à mesure que l’on étend le partage des occupations dans un atelier. Or, la coopération complexe a des limites de deux sortes la première tient à la nature du travail, la seconde est déterminée par des débouchés ou l’étendue du marché.

Les travaux agricoles, par exemple, ne sont pas susceptibles en général de coopération complexe, parce que, là, les opérations ne peuvent se faire en tout temps. Un agriculteur qui ne s’adonnerait qu’à un travail spécial ne serait occupé qu’une partie de l’année. Il est difficile, en outre, de cultiver continuellement les mêmes plantes sur le même sol. La chimie a fait de ce côté, il est vrai, de très belles découvertes qui permettent de modifier les anciens assolements ; toutefois, la culture indéfinie d’une même