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avec les nouvelles inventions mécaniques.

Ceux qui fournissent les aliments en produisent plus qu’ils n’en consomment, et il faut qu’ils en produisent plus afin de nourrir les producteurs de cuir et de souliers. De même, les fabricants de cuirs et de souliers produisent plus qu’ils ne consomment de cuir et de souliers pour les échanger contre les aliments et outils dont ils ont besoin. Ces ouvriers de tous ordres qui travaillent dans ces deux groupes sont donc liés entre eux par une solidarité que démontre l’échange, que fait chaque groupe avec l’autre, de son excédent de produit. L’ouvrier qui façonne le cuir fait ce travail et ce travail seul, parce qu’il sait qu’ailleurs d’autres ouvriers coopèrent à la préparation de ses aliments, de ses habits, de ses outils, etc.

La coopération, surtout la coopération complexe présente donc de grands avantages. Il fallait qu’il en fût ainsi pour qu’elle se fût répandue naturellement et avec l’intensité que l’on connait, dans toutes les nations industrielles. Aucune mesure législative ne semble avoir favorisé son développement ; elle aurait, de ce côté, trouvé plutôt des entraves. Elle avait été observée par les écrivains de l’antiquité ; elle pouvait l’être dès l’origine des premières sociétés. Tous, Xénophon aussi bien que Platon et Aristote, ont constaté que celui qui n’a qu’une fonction fait mieux et plus vite. Quoique à cette époque la coopération complexe dans un même atelier — ce qu’on appelle habituellement la division du travail — existât, c’est surtout du partage des occupations que se sont plus particulièrement occupés ces auteurs. Il était donné à l’industrie moderne de nous offrir les exemples merveilleux que l’on connaît de la division du travail.

Le partage des occupations entre les diverses régions, si l’on considère notre globe, est déterminé par la situation géographique de chaque pays. La différence des climats fait la différence des productions et crée ainsi des occupations particulières à chaque région. La culture de la vigne, celle du mûrier et de l’olivier sont enfermées dans des lignes qu’il est impossible à l’homme de franchir. Là, le partage des occupations est bien plus le résultat de l’inégale répartition des agents naturels que celui d’une économie de forces. Mais pour les travaux qui sont communs à tous les pays comme pour ceux qui sont particuliers à une région — lorsqu’on observe cette région — , le partage des occupations est plus ou moins développé suivant que le groupe a plus ou moins de besoins. Les individus se répartissent en général dans les diverses professions sous l’influence de la loi de l’offre et de la demande ; néanmoins, chacun d’eux, étant donné le grand nombre des professions, peut tenir compte, dans le choix d’un métier, de sa force physique, de ses aptitudes, etc. Les plus vigoureux prennent les professions qui exigent beaucoup de force musculaire ; les infirmes emploient leurs membres valides dans des métiers spéciaux. Il faut avoir ses deux jambes pour être charpentier, maçon, etc. ; tandis qu’un cul de jatte possédant des bras et des mains valides peut être tailleur. Tout ce qui, sans le partage des occupations et la division du travail, aurait été une non-valeur dans la société, est utilisé dans ces combinaisons du travail.

La coopération complexe dans l’atelier, en d’autres termes, la division du travail, permet d’analyser plus facilement les avantages nombreux du partage des occupations. L’atelier est comme une sorte de laboratoire économique où l’on peut voir réunis et agissant ensemble les éléments divers qui constituent la coopération. La description des effets de la division du travail a été faite par plusieurs économistes dans des exemples devenus classiques et qu’il est bon de rappeler. Adam Smith a exposé d’une façon lumineuse le mécanisme de l’arrangement du travail dans une fabrique d’épingles. Après avoir constaté que dans certaines fabriques l’important travail de faire une épingle est divisé en dix-huit opérations distinctes remplies par des mains différentes, il ajoute « J’ai vu une petite manufacture de ce genre qui n’employait que dix ouvriers et où, par conséquent, quelques-uns d’eux étaient chargés de deux ou trois opérations. Quand ils se mettaient en train, ils venaient à bout de faire entre eux environ douze livres d’épingles par jour: or, chaque livre contient au delà de quatre mille épingles de dimension moyenne. Ainsi ces ouvriers pouvaient faire entre eux plus de quarante-huit mille épingles dans une journée ; donc chaque ouvrier faisant dans sa journée quatre mille huit cents épingles ; s’ils avaient tous travaillé à part, indépendamment les uns des autres, et s’ils n’avaient pas été façonnés à cette besogne particulière, chacun d’eux assurément n’eût pas fait vingt épingles, peut être pas une seule dans sa journée. »

J.-B. Say a raconté les diverses opérations par lesquelles passe une carte à jouer avant d’être en état de vente. « La carte, écrit-il, ne subit pas moins de soixante-dix opérations différentes, qui toutes pourraient être l’objet du travail d’une espèce différente d’ouvriers… L’influence de ce partage des opérations est immense. J’ai vu une fabrique