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sentiments qui prennent naissance et se développent chez les plus avancés d’entre eux.

Combien, dans les pays les plus civilisés, le gros de la nation n’est-il pas encore éloigné, non-seulement des notions saines sur ce qu’il lui importe le plus de savoir, mais même d’avoir préparé l’instrument propre à les acquérir ! Quand on compare la civilisation des peuples les plus avancés à ce qu’elle pourrait être, on est tenté de s’écrier : Nations policées, que vous êtes encore barbares !

Qu’on s’avise par exemple de proposer aux bourgeois les plus éclairés d’une petite ville, une question du genre de celle-ci, qui est réellement pour eux de la plus haute importance : Par quels moyens peut-on identifier l’intérêt des gouvernants avec l’intérêt public, de manière que les gouvernants soient intéressés à bien faire ? Il est probable qu’une telle question ne provoquerait qu’un bavardage ridicule et sans résultat : au lieu que chez un peuple capable d’apprécier sa situation, qui connaîtrait les hommes et les choses, il sortirait d’une telle discussion plusieurs vues utiles et praticables, et qu’on saurait en écarter celles qui ne promettraient aucun succès ou exposeraient à trop de dangers.

On a voulu dans le cours de la révolution française élever le peuple à des considérations d’un ordre supérieur, mais le mauvais succès des efforts qu’on a faits, ne prouvent que mieux la vérité de ce que j’ai avancé. Le gros de la nation (j’allais dire la totalité, si je n’avais crains de proférer une impertinence) ne savait pas penser ; on recevait ses idées par la poste ; elles arrivaient avec les décrets, avec les journaux ; et la masse de la nation était alors un troupeau de républicains, comme elle avait été auparavant un troupeau d’esclaves. On en a tiré mille sottes conséquences ; on a dit que l’esprit humain était borné et que lorsqu’il voulait franchir de certaines barrières, il se plongeait dans un océan de malheurs ; on a dit que les grands États ne pouvaient se gouverner en république, etc., etc. Tout esprit humain est borné s’il n’est pas cultivé ; cela n’est pas douteux ; et quand on veut faire une république avant d’avoir fait des citoyens, il arrive ce qu’on a vu ; mais que l’esprit humain ne puisse pas étendre ses facultés par la culture ; que les bourgeois de France et d’ailleurs ne puissent pas devenir des citoyens, c’est ce dont je ne saurais convenir. Nos neveux en jugeront.