Page:Savary - La Tour de la lanterne (= Les Malheurs de Liette) 2e édition - 1913.pdf/34

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
35
GRANDS AMIS ET PETITS CAMARADES.

Dès qu’elle entrait dans la maison où elle venait facilement en petite amie intime, son gentil babil ne s’intimidait pas devant les lunettes et le front sévère de M. Maurel, parce que, pour elle, il avait des trésors de bonté, d’indulgence et même d’enfantillage.

Ce morose avait ardemment désiré une fille ; et n’en ayant pas eu, il faisait supporter à ses trois fils la rancune de cette déconvenue.

Pour Liette, pour la voir sourire, il devenait tout différent de lui-même. Il lui contait des histoires, déguisait sa voix, faisait le ventriloque, cherchait à l’amuser, en faisant disparaître dans les poches de sa grande redingote la salière ou le moulin à poivre, prétendant qu’un grand vieux, qui habitait la cheminée, avait certainement da commettre ce larcin.

D’autres fois, il tirait le cordon d’un tableau à musique. Alors, au son de la minuscule flûte du musicien et du tambourin du petit tambourinaire du village qui faisaient danser les filles du tableau, Liette, prenant sa robe, se mettait à danser à son tour.

C’était, pour un instant, très gai dans cette grande salle à manger, maussade à son ordinaire, ce petit moment de danse.

Liette le prolongeait le plus possible, demandant sans cesse qu’on tirât et retirât le cordon ; et M. Maurel docilement obéissait pour varier les airs du ballet.

Quand la fillette en avait assez, on entendait alors la voix creuse du « vieux de la cheminée » réclamer sa part du dessert. M. Maurel, comme du reste tous les sérieux, avait la plaisanterie taquine ; c’était à qui ne donnerait pas son assiette. Liette, une fois cependant, réclama la faveur de satisfaire la gourmandise du bonhomme et d’étancher sa soif ; et le vieux savant se crut oblige, pour la mettre en joie, de faire disparaître les petits patés, les confitures de son assiette, ainsi que son verre de vin de Bordeaux tout tiède.

Mais ces divers escamotages ne réussirent pas au gré de tous les assistants, car le lendemain Mme Maurel vint demander à Mme Baude la meilleure recette pour enlever les taches dont les poches de la redingote de son mari étaient abominablement couvertes.