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LA TOUR DE LA LANTERNE.

même sans la moindre crainte, ayant trouvé, pour se faire écouter, le ton et les mots que ces gens-là aiment à entendre.

Son long séjour dans l’île de Man, au milieu des pêcheurs et des ouvriers, l’avait habituée à leurs brutales querelles dont le motif même est souvent insignifiant. Que de fois il lui était arrivé d’apaiser ces colères, ces griseries bestiales, provoquées par le gin, qu’un simple mot faisait tomber comme une bulle de savon qui crève !

Liette étant parvenue à couper le fil de leur discussion, les fumées de l’ivresse, en se dissipant légèrement, permirent deux hommes de comprendre ce qu’on leur demandait. Sans répliquer, mais en se regardant encore de travers, ils fermèrent leurs couteaux ouverts dans leur main menaçante, se dirigèrent vers la porte et disparurent.

Les soldats, et la grosse aubergiste que la colère des matelots avait épouvantée, entourèrent Liette pour la complimenter de son sang-froid et de sa peu commune énergie. Mais elle, lasse et ennuyée, leur fit signe qu’elle désirait être seule, et la brave femme l’emmena dans sa cuisine.

« Que puis-je vous offrir, lui demanda-t-elle avec empressement, pour vous remercier du grand service que vous venez de me rendre ?

— Ah ! dit Liette, que l’épuisement rendait alors défaillante, donnez-moi à manger, car je meurs de faim.

— Avec plaisir et tout de suite », reprit obligeamment l’hôtelière. Elle mit aussit%ot une nappe blanche sur une petite table qu’elle plaça non loin de la cheminée, puis elle servit à Liette un bon repas, arrosé de vin, auquel la pauvre fille fit le plus grand honneur.

Lorsque plus tard, restaurée, séchée, complètement remise et près de s’endormir tranquille dans un lit blanc, au premier étage de cette demeure hospitalière, Liette se félicita d’avoir porté ses pas errants vers la colère et la haine, puisqu’elles s’étaient changées, pour elle, en un doux bien-être, le premier qu’elle connût depuis de longues années. Elle envoya ensuite son souvenir vers les brumes anglaises, à Lottie et à Harris… puis, le cœur plein d’espoir, elle s’endormit enfin.