Page:Savary - La Tour de la lanterne (= Les Malheurs de Liette) 2e édition - 1913.pdf/139

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
140
LA TOUR DE LA LANTERNE.

Oh ! quel næud serré retient ses souvenirs épaissis dans sa mémoire ?

Assurément, elle connait une contrée où le soleil plus chaud qu’à Man pénètre l’air d’une douce tiédeur, où les flots de la mer, dorés par les rayons de l’astre lumineux, colorent les objets de teintes variées et harmonieuses, et sur lesquels toute une flottille de bateaux se balance… Et puis au-dessus de toutes ces clartés, se détache, merveilleuse, une tour pointue, véritable lanterne, couverte de dentelures, mais qui n’éclaire que faiblement ce ténébreux chaos dont elle ne peut sortir… Ce pays bien-aimé ne renferme-t-il pas tous ces souvenirs et bien d’autres qui lui reviennent en foule ? Main vainement elle en cherche le nom !…

Joignant alors les mains avec désespoir, elle jeta sa plainte au vent fou de la grève. Puis, s’arrêtant haletante, elle regarda autour d’elle.

Le soleil se couchait dans un horizon terne, plein de mélancolie. Elle n’avait jamais remarqué, comme ce soir-là, ce ciel gris, que les feux rougetres de l’astre, près de disparaître, ne coloraient même pas.

Elle considéra cette chute du jour avec la tristesse sauvage qui caractérisait toutes ses impressions. Oh ! non, elle ne se sentait pas de cette terre maussade !

Là-bas, sur la colline élevée dominant la contrée, une fumée noire, épaisse, s’échappait des grandes cheminées de l’usine et des petites maisons réunies autour d’elle, étendant sur ce lointain un voile lugubre, qui pénétrait son âme et que regardait son ail dilaté par l’angoisse de la révélation.

Oui, maintenant, elle se rappelait :

Autrefois… toute petite… un soir n’avait-elle pas vu au ciel le disque rouge, strié de vapeurs de pourpre, se coucher sur un gai paysage, et les feux de ses rayons d’or faire luire autour d’elle la lame des couteaux d’acier qu’un brave homme repassait consciencieusement sur une roue tout étincelante ?… Puis, la figure gaie et grimaçante du vieux rémouleur lui apparut, et ce souvenir réveilla soudain d’autres visages endormis jusqu’alors :