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§ 2.

Prestige de l’écriture ; causes de son ascendant sur la forme parlée.

Langue et écriture sont deux systèmes de signes distincts ; l’unique raison d’être du second est de représenter le premier ; l’objet linguistique n’est pas défini par la combinaison du mot écrit et du mot parlé ; ce dernier constitue à lui seul cet objet. Mais le mot écrit se mêle si intimement au mot parlé dont il est l’image, qu’il finit par usurper le rôle principal ; on en vient à donner autant et plus d’importance à la représentation du signe vocal qu’à ce signe lui-même. C’est comme si l’on croyait que, pour connaître quelqu’un, il vaut mieux regarder sa photographie que son visage.

Cette illusion a existé de tout temps, et les opinions courantes qu’on colporte sur la langue en sont entachées. Ainsi l’on croit communément qu’un idiome s’altère plus rapidement quand l’écriture n’existe pas : rien de plus faux. L’écriture peut bien, dans certaines conditions, ralentir les changements de la langue, mais inversement, sa conservation n’est nullement compromise par l’absence d’écriture. Le lituanien, qui se parle encore aujourd’hui dans la Prusse orientale et une partie de la Russie, n’est connu par des documents écrits que depuis 1540 ; mais à cette époque tardive, il offre, dans l’ensemble, une image aussi fidèle de l’indo-européen que le latin du IIIe siècle avant Jésus-Christ. Cela seul suffit pour montrer combien la langue est indépendante de l’écriture.

Certains faits linguistiques très ténus se sont conservés sans le secours d’aucune notation. Dans toute la période du vieux haut allemand on a écrit tōten, fuolen et stōzen, tandis qu’à la fin du XIIe siècle apparaissent les graphies töten, füelen, contre stōzen qui subsiste. D’où provient cette différence ? Partout où elle s’est produite, il y avait un y