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posséder une infinité de photographies de la langue, prises de moment en moment. Or cette condition n’est jamais remplie : les romanistes, par exemple, qui ont le privilège de connaître le latin, point de départ de leur recherche, et de posséder une masse imposante de documents appartenant à une longue série de siècles, constatent à chaque instant les lacunes énormes de leur documentation. Il faut alors renoncer à la méthode prospective, au document direct, et procéder en sens inverse, en remontant le cours du temps par la rétrospection. Dans cette seconde vue on se place à une époque donnée pour rechercher, non pas ce qui résulte d’une forme, mais quelle est la forme plus ancienne qui a pu lui donner naissance.

Tandis que la prospection revient à une simple narration et se fonde tout entière sur la critique des documents, la rétrospection demande une méthode reconstructive, qui s’appuie sur la comparaison. On ne peut établir la forme primitive d’un signe unique et isolé, tandis que deux signes différents mais de même origine, comme latin pater, sanscrit pitar-, ou le radical de latin ger-ō et celui de ges-tus, font déjà entrevoir par leur comparaison l’unité diachronique qui les relie l’une et l’autre à un prototype susceptible d’être reconstitué par induction. Plus les termes de comparaison seront nombreux, plus ces inductions seront précises, et elles aboutiront — si les données sont suffisantes — à de véritables reconstructions.

Il en est de même pour les langues dans leur ensemble. On ne peut rien tirer du basque parce que, étant isolé, il ne se prête à aucune comparaison. Mais d’un faisceau de langues apparentées, comme le grec, le latin, le vieux slave, etc., a on pu par comparaison dégager les éléments primitifs communs qu’elles contiennent et reconstituer l’essentiel de la langue indo-européenne, telle qu’elle existait avant d’être différenciée dans l’espace. Et ce qu’on a fait en grand pour la famille tout entière, on l’a répété dans