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d’un système naturellement chaotique, on adopte le point de vue imposé par la nature même de la langue, en étudiant ce mécanisme comme une limitation de l’arbitraire.

Il n’existe pas de langue où rien ne soit motivé ; quant à en concevoir une où tout le serait, cela serait impossible par définition. Entre les deux limites extrêmes — minimum d’organisation et minimum d’arbitraire — on trouve toutes les variétés possibles. Les divers idiomes renferment toujours des éléments des deux ordres — radicalement arbitraires et relativement motivés — mais dans des proportions très variables, et c’est là un caractère important, qui peut entrer en ligne de compte dans leur classement.

En un certain sens — qu’il ne faut pas serrer de trop près, mais qui rend sensible une des formes de cette opposition — on pourrait dire que les langues où l’immotivité atteint son maximum sont plus lexicologiques, et celles où il s’abaisse au minimum, plus grammaticales. Non que « lexique » et « arbitraire » d’une part, « grammaire » et « motivation relative » de l’autre, soient toujours synonymes ; mais il y a quelque chose de commun dans le principe. Ce sont comme deux pôles entre lesquels se meut tout le système, deux courants opposés qui se partagent le mouvement de la langue : la tendance à employer l’instrument lexicologique, le signe immotivé, et la préférence accordée à l’instrument grammatical, c’est-à-dire à la règle de construction.

On verrait par exemple que l’anglais donne une place beaucoup plus considérable à l’immotivé que l’allemand ; mais le type de l’ultra-lexicologique est le chinois, tandis que l’indo-européen et le sanscrit sont des spécimens de l’ultra-grammatical. Dans l’intérieur d’une même langue, tout le mouvement de l’évolution peut être marqué par un passage continuel du motivé à l’arbitraire et de l’arbitraire au motivé ; ce va-et-vient a souvent pour résultat de déplacer sensiblement les proportions de ces deux catégories de