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conçoivent pas en dehors d'une réalisation matérielle.

Opposons aux cas précédents celui — tout différent — d'un habit qui m'aurait été volé et que je retrouve à l'étalage d'un fripier. Il s’agit là d'une entité matérielle, qui réside uniquement dans la substance inerte, le drap, la doublure, les parements, etc. Un autre habit, si semblable soit-il au premier, ne sera pas le mien. Mais l’identité linguistique n’est pas celle de l’habit, c’est celle de l’express et de la rue. Chaque fois que j’emploie le mot Messieurs, j’en renouvelle la matière ; c’est un nouvel acte phonique et un nouvel acte psychologique. Le lien entre les deux emplois du même mot ne repose ni sur l'identité matérielle, ni sur l'exacte similitude des sens, mais sur des éléments qu’il faudra rechercher et qui feront toucher de très près à la nature véritable des unités linguistiques.

B. Qu’est-ce qu’une réalité synchronique ? Quels éléments concrets ou abstraits de la langue peut-on appeler ainsi ?

Soit par exemple la distinction des parties du discours : sur quoi repose la classification des mots en substantifs, adjectifs, etc. ? Se fait-elle au nom d’un principe purement logique, extra-linguistique, appliqué du dehors sur la grammaire comme les degrés de longitude et de latitude sur le globe terrestre ? Ou bien correspond-elle à quelque chose qui ait sa place dans le système de la langue et soit conditionné par lui ? En un mot, est-ce une réalité synchronique ? Cette seconde supposition paraît probable, mais on pourrait défendre la première. Est-ce que dans « ces gants sont bon marché » bon marché est un adjectif ? Logiquement il en a le sens, mais grammaticalement cela est moins certain, car bon marché ne se comporte pas comme un adjectif (il est invariable, ne se place jamais devant son substantif, etc.) ; d’ailleurs il est composé de deux mots ; or, justement la distinction des parties du discours doit servir à classer les mots de la langue ; comment un groupe de mots peut-il être attribué à l’une de ces