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domine tout entière et exclut tout changement linguistique général et subit.

Pour répondre à cette question, on pourrait faire valoir bien des arguments, et dire, par exemple, que les modifications de la langue ne sont pas liées à la suite des générations, qui, loin de se superposer les unes aux autres comme les tiroirs d'un meuble, se mêlent, s’interpénètrent et contiennent chacune des individus de tous les âges. On rappellerait aussi la somme d’efforts qu’exige l’apprentissage de la langue maternelle, pour conclure de là à l’impossibilité d'un changement général. On ajouterait que la réflexion n’intervient pas dans la pratique d’un idiome ; que les sujets sont, dans une large mesure, inconscients des lois de la langue ; et s’ils ne s'en rendent pas compte, comment pourraient-ils les modifier ? Fussent-ils même conscients, il faudrait se rappeler que les faits linguistiques ne provoquent guère la critique, en ce sens que chaque peuple est généralement satisfait de la langue qu’il a reçue.

Ces considérations sont importantes, mais elles ne sont pas topiques ; nous préférons les suivantes, plus essentielles, plus directes, dont dépendent toutes les autres :

1. — Le caractère arbitraire du signe. Plus haut, il nous faisait admettre la possibilité théorique du changement ; en approfondissant, nous voyons qu’en fait, l’arbitraire même du signe met la langue à l'abri de toute tentative visant à la modifier. La masse, fût-elle même plus consciente qu'elle ne l'est, ne saurait la discuter. Car pour qu'une chose soit mise en question, il faut qu'elle repose sur une norme raisonnable. On peut, par exemple, débattre si la forme monogame du mariage est plus raisonnable que la forme polygame et faire valoir des raisons pour l'une et l'autre. On pourrait aussi discuter un système de symboles, parce que le symbole a un rapport rationnel avec la chose signifiée (voir p. 101) ; mais pour la langue, système de signes arbitraires, cette base fait défaut, et avec elle se dérobe tout terrain solide de dis-