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de rouvrois à pierrepont

À deux heures, en effet, on vient nous chercher. Nous sortons. Quelques civils nous regardent, ne disent rien, ne font pas un geste. Évidemment on les épie. Près de l’église, nous trouvons une trentaine de soldats français de régiments différents, et, parmi eux, quelques chasseurs de notre bataillon, tous rangés par quatre. Nos ordonnances sont là. Des hussards, armés de la lance, doivent nous escorter. On nous place à la tête de la petite troupe, et nous partons. Trois vieillards, arrêtés devant nous, se découvrent et nous saluent gravement. Jamais salut ne m’a ému comme celui-là.

La route est moins difficile que la nuit dernière. La neige a fondu. Nous croisons deux voitures automobiles chargées d’officiers d’état-major. Ce sont les premières que nous voyons. Elles laissent après elles une odeur infecte d’essence de qualité inférieure. Tout le long de la route, dans les champs, tantôt ici et tantôt là, nous remarquons des tombes. De Français ou d’Allemands ? Nous ne savons pas, et nous ignorons si elles sont récentes ou si elles datent déjà des débuts de la guerre. Derrière nous, les soldats causent entre eux, à voix basse. Nous avons tous des figures hâves où les yeux brillent de fièvre. Quoique j’aie connu les jours de Charleroi, de Guise et de la Marne, quoique j’aie souffert pendant la morne retraite, je ne me rappelle rien de comparable à la désolation qui pèse sur nous. Nous sommes écrasés d’un accablement sans nom et toute pensée nous est une torture. Ceux d’entre nous qui croyaient avoir épuisé les misères de la campagne, n’avaient pas imaginé celle qui nous étreint aujourd’hui.