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des chambrettes à rouvrois

rons toute la nuit. Arriverons-nous ? Et quand arriverons-nous ?

Je tenterais vainement de rendre la désolation de notre lamentable exode. Par quelle mystérieuse association d’idées me vient à l’esprit le souvenir d’un livre de Pierre Loti, qui s’intitule Le Désert et qui, tout le long de ses trois cents pages, ne parle que de soleil, de ciel bleu, et de sable rose, et de solitude, prestigieux tour de force d’un poète qui peut chanter le néant pendant des heures et des heures ? Ainsi, pour nous, ce soir, tout se résume en ceci : de la nuit, de la neige, du froid, de la fatigue, de la fièvre et du découragement, et de la nuit et de la fatigue et toujours du découragement, et cela pendant toute la nuit sans fin et tout le long de ces quarante kilomètres de route que nous devons subir. L’homme du désert n’a pas plus d’émotion en apercevant au loin la pierre d’un puits que nous n’en eûmes nous-mêmes en découvrant dans l’ombre la silhouette minable du village de Mangiennes.

Mangiennes ressemble à Villes. Aux maisons béantes, on n’a laissé que les murs. Tout a disparu. La lune éclaire affreusement ces carcasses de grands cadavres de pierres, et le village est un village mort. Nous nous arrêtons sur une place, près d’une fontaine publique qui alimente une auge assez importante. Une pancarte nous défend de boire de cette eau qui n’est pas bonne et qui doit être réservée pour la lessive. Mais la fièvre est impérieuse et la soif imprudente. Nous buvons quand même. Nous ne parlons pas. Nous ne nous traînons plus que comme des automates. Le village a l’air vide et ne semble pas