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autres têtes de boches

même, il était toutefois plus rose de chair que son comparse, et sa tenue, moins débraillée, prétendait à une élégance indéniable, quoique malheureuse.

Le chef cuisinier, qui ne se contentait pas de sa ration quotidienne, avait l’obsession de la guerre. Il ne parlait que d’elle. Tous ses soucis ne venaient que d’elle et toutes ses pensées n’étaient pleines que d’elle. Il n’était pas encore allé au front et il ne voulait pas y aller. Il avait peur, ce gaillard, et il ne s’en cachait pas. On racontait qu’une nuit, alors qu’il était désigné pour faire partie d’un détachement de renfort, qui se mettrait en route le lendemain matin, il avait organisé une bagarre entre soldats et civils après boire et, dans le désordre des passions déchaînées, s’était porté un coup de couteau au bras. Il n’était point parti. Voilà ce que l’on colportait sur son compte. Le certain, c’est que nos ordonnances s’amusaient de lui comme d’un pantin. Cuisiné par eux, le cuisinier était décidé à se rendre aux troupes françaises, dès qu’il serait en leur présence, si on l’y envoyait. Et l’on assistait à ce spectacle d’un feldwebel allemand s’entraînant, sous les quolibets et les bravos de prisonniers français, à « faire kamarad ». Je doute que des prisonniers boches aient vu en France des tableaux aussi joyeux.

Le front français était le cauchemar des soldats allemands. Il faut reconnaître qu’il n’avait rien d’une salle de bal. Mais les troupiers de la Grande Germanie ne marquaient que peu d’enthousiasme pour ses dangers. Tous lui préféraient le front oriental. Vivre dans la tranchée en face des Russes, tel était le désir et le regret de tous. Souvent nos sentinelles nous le déclaraient, malgré le règlement qui leur prescrivait de fuir