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la kantine n’avait pas assez de boissons pour noyer leur désespoir.

On nous payait la solde le premier jour du mois. Pendant les quarante-huit heures qui suivaient, les Russes ne quittaient pas la kantine. Ils touchaient des mensualités plus considérables que les nôtres. Ils les dépensaient rapidement, aussi bien en achats d’objets d’une inutilité flagrante qu’ils soldaient au prix fort, qu’en consommation de liquides variés. Ils invitaient tout le monde, tant qu’ils avaient de l’argent, car ils étaient généreux à l’excès. Puis, les poches vides, ils cuvaient leur ivresse dans un coin et demeuraient à l’ombre, entre eux, timides, réservés, délicats, et se faisant prier pour accepter les politesses qu’on voulait leur rendre. Capables de tous les courages et de toutes les faiblesses, c’est sous cet aspect qu’ils nous apparurent en captivité.

D’après ce que nous pouvions saisir de leurs récits, ces pauvres Russes avaient fait la guerre dans des conditions lamentables et leur première grande retraite avait été quelque chose de sinistre. L’un d’eux, un lieutenant de réserve qui avait déjà été prisonnier, mais des Japonais, nous déclarait que sa compagnie était armée de baïonnettes et de bâtons, et il nous expliquait, par des gestes nombreux et de rares onomatopées, comment, devant les canons et les mitrailleuses boches, elle avait manœuvré jusqu’au jour du désastre final. Ce Russe était bon enfant. Il avait une vague ressemblance avec notre Président de la République, et nous le surnommions Poincarévitch. Mais, plus souvent, nous l’appelions : l’oncle Michel. Grand et fort, il appartenait au corps des grenadiers de