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têtes de boches

d’esprit. Avant la guerre, disait-on, sous couleur de s’occuper de commerce de bois, il espionnait en Russie. Cet honnête passé expliquait pourquoi la mobilisation allemande lui avait confié un poste à l’intérieur. Il se tirait de sa mission avec un zèle parfait. À le voir, vous n’eussiez jamais pensé qu’il fût si méchant, et pourtant son regard fuyait derrière le lorgnon, quand il nous parlait en contractant les mâchoires. Tortionnaire silencieux qui se gardait d’opérer en plein jour, et qui soufflait ses rancunes à l’oreille de cette ganache de Kœniggraetz !

Il était le grand maître de nos correspondances. Je l’ai souvent observé à sa table de travail, quand il lisait les pauvres lettres que nous écrivions. Il avait l’air d’un policier qui se réjouit de farfouiller dans un tiroir. Tout lui semblait inquiétant. Il épluchait notre style comme si la victoire de l’Allemagne eût dépendu de son application à ce labeur de larbin. Comprenait-il mal ? Il convoquait l’auteur de la lettre, et exigeait des corrections. Souvent, quand il soupçonnait qu’une carte, écrite au crayon, — car nous ne devions écrire qu’au crayon en 1916, — cachait un mystère à l’encre sympathique, il contraignait l’officier suspect à recommencer d’urgence sa carte, sans daigner lui fournir un motif quelconque. L’infortuné n’avait plus le temps de se servir de son encre, et monsieur le Censeur souriait de plaisir. Ses décisions étaient irrévocables. Le plus souvent, les raisons nous en échappaient. Ainsi ne saurai-je jamais pourquoi, au mois de juin, je dus déchirer une carte où j’avais mis ces deux mots coupables : « Il neige ».

Où il était odieux, monsieur le Censeur de Vöh-