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le purgatoire

La transition est brusque entre cette région montagneuse et le plateau de Donaùeschingen, et le plateau est d’une laideur sans pareille. Mais quelle émotion nous prit dans cette gare de Donaùeschingen ! Nous n’étions guère à plus d’une vingtaine de kilomètres de la frontière suisse, si nos souvenirs géographiques ne nous trompaient pas. D’insidieux désirs se glissaient dans nos propos. Et la tristesse accablait nos épaules.

Il nous fallait une forte surprise pour nous tirer de cette défaite morale. Nous l’eûmes à souhait, au moment où le train allait quitter la gare de Donaùeschingen, vers midi. Un dessin de Hansi se présenta devant nous sous les espèces d’un monsieur, d’une dame et de leurs deux filles. Le père, gros homme à lunettes et à la barbe poivre et sel, était coiffé d’un chapeau vert et vêtu d’un complet d’une nuance sensiblement aussi charmante. La mère, dondon ridicule, exhibait un costume tailleur de 1890. Quant aux filles, seize et dix-huit ans environ, leur tenue de sport se composait d’un chandail de laine blanche, d’une jupe verte fort courte et d’un bonnet de coton rouge et bleu, et elles portaient sur le dos le sac tyrolien de l’excursionniste classique, procédé recommandé sans doute pour l’entretien des jeunes poitrines. Toute cette famille Knatschke était armée de skis et de piolets. Nous ne pouvions pas ne pas éclater à la vue de cette image réjouissante. Le père nous foudroya d’un regard bovin. En 1914, il nous aurait assommés d’un coup de piolet, même si nous n’avions pas ri.

Notre gardien ne saisissait sans doute pas les raisons de notre gaîté. Dans son coin il souriait bêtement, le cigare à la bouche, car tout le monde fume le cigare