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avec moi. N’ayez point peur ; quand vous lirez ceci, mon cœur aura cessé de battre ; mais cette nuit, Valentine, au moment où vous m’avez appelé dans vos bras, un pistolet armé était levé sur votre tête.

« Et puis je n’ai pas eu le courage, je ne l’aurais pas. Si je pouvais vous tuer du même coup que moi, ce serait déjà fait ; mais il faudrait vous voir souffrir, voir votre sang couler, votre âme se débattre contre la mort, et ce spectacle ne durât-il qu’une seconde, cette seconde résumerait à elle seule plus de douleurs qu’il n’y en a eu dans toute ma vie.

« Vivez donc, et que votre mari vive aussi ! la vie que je lui accorde est encore plus que le respect qui vient de m’enchaîner, mourant de désirs, au pied de votre lit. Il m’en coûte plus pour renoncer à satisfaire ma haine qu’il ne m’en a coûté pour vaincre mon amour ; c’est que sa mort vous déshonorerait peut-être. Témoigner ainsi ma jalousie au monde, c’était peut-être lui avouer votre amour autant que le mien ; car vous m’aimez, Valentine, vous me l’avez dit tout à l’heure malgré vous. Et hier soir, au bout de la prairie, quand vous pleuriez dans mon sein, n’était-ce pas aussi de l’amour ? Ah ! ne vous éveillez pas, laissez-moi emporter cette pensée dans le tombeau !

« Mon suicide ne vous compromettra pas ; vous seule saurez pour qui je meurs. Le scalpel du chirurgien ne trouvera pas votre nom écrit au fond de mon cœur, mais vous saurez que ses dernières palpitations étaient pour vous.

« Adieu, Valentine ; adieu, le premier, le seul amour de ma vie ! Bien d’autres vous aimeront ; qui ne le ferait ? mais une seule fois vous aurez été aimée comme vous devez l’être. L’âme que vous avez remplie devait retourner au sein de Dieu, afin de ne pas dégénérer sur la terre.

« Après moi, Valentine, quelle sera votre vie ? Hélas ! je l’ignore. Sans doute vous vous soumettrez à votre sort, mon souvenir s’émoussera ; vous tolérerez peut-être tout ce qui vous semble odieux aujourd’hui, il le faudra bien… Ô Valentine ! si j’épargne votre mari, c’est pour que vous ne me maudissiez pas, c’est pour que Dieu ne m’exile pas du ciel, où votre place est marquée. Dieu, protégez-moi ! Valentine, priez pour moi !

« Adieu… Je viens de m’approcher de vous, vous dormez, vous êtes calme. Oh ! si vous saviez comme vous êtes belle ! oh ! jamais, jamais une poitrine d’homme ne renfermera sans se briser tout l’amour que j’avais pour vous !

« Si l’âme n’est pas un vain souffle que le vent disperse, la mienne habitera toujours près de vous.

« Le soir, quand vous irez au bout de la prairie, pensez à moi si la brise soulève vos cheveux ; et si, dans ses froides caresses, vous sentez courir tout à coup une haleine embrasée ; la nuit dans vos songes, si un baiser mystérieux vous effleure, souvenez-vous de Bénédict. »

Il plia ce papier et le mit sur le guéridon, à la place de ses pistolets, que Catherine avait presque touchés sans les voir ; il les désarma, les prit sur lui, se pencha vers Valentine, la regarda encore avec enthousiasme, déposa un baiser, le premier et le dernier, sur ses lèvres ; puis il s’élança vers la fenêtre, et, avec le courage d’un homme qui n’a rien à risquer, il descendit au péril de sa vie. Il pouvait tomber de trente pieds de haut, ou bien recevoir un coup de fusil, comme un voleur ; mais que lui importait ! La seule crainte de compromettre Valentine l’engageait à prendre des précautions pour n’éveiller personne. Le désespoir lui donna des forces surnaturelles ; car, pour ceux qui regarderaient aujourd’hui de sang-froid la distance des croisées du rez-de-chaussée à celles du premier étage, au château de Raimbault, la nudité du mur et l’absence de tout point d’appui, une pareille entreprise semblerait fabuleuse.

Il atteignit pourtant le sol sans éveiller personne, et gagna la campagne par-dessus les murs.

Les premières lueurs du matin blanchissaient l’horizon.



XXIV.

Valentine, plus fatiguée d’un semblable sommeil qu’elle ne l’eût été d’une insomnie, s’éveilla fort tard. Le soleil était haut et chaud dans le ciel, des myriades d’insectes bourdonnaient dans ses rayons. Longtemps plongée dans ce mol engourdissement qui suit le réveil, Valentine ne cherchait point encore à recueillir ses idées ; elle écoutait vaguement les mille bruits de l’air et des champs. Elle ne souffrait point parce qu’elle avait oublié bien des choses et qu’elle en ignorait plus encore.

Elle se souleva pour prendre un verre d’eau sur le guéridon, et trouva la lettre de Bénédict ; elle la retourna dans ses doigts lentement et sans avoir la conscience de ce qu’elle faisait. Enfin elle y jeta les yeux, et, en reconnaissant l’écriture, elle tressaillit et l’ouvrit d’une main convulsive. Le rideau venait de tomber : elle voyait à nu toute sa vie.

Aux cris déchirants qui lui échappèrent, Catherine accourut ; elle avait la figure renversée :