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jour il lui faudrait rapprendre le triste dénouement de ses amours, et se convaincre qu’il n’y avait plus d’espoir.

Cependant l’amour de soi, qui donne tant d’énergie aux naufragés près de périr, imprima un instant à Bénédict la volonté de vivre en dépit de tout. Il fit d’incroyables efforts pour trouver à sa vie un but, une ambition, un charme quelconque ; ce fut en vain : son âme se refusait à admettre aucune autre passion que l’amour. À vingt ans, quelle autre semble en effet digne de l’homme ? tout lui semblait terne et décoloré après cette rapide et folle existence qui l’avait enlevé à la terre ; ce qui eût été trop haut pour ses espérances il y avait à peine un mois, lui paraissait maintenant indigne de ses désirs. Il n’y avait au monde qu’un bonheur, qu’un amour, qu’une femme.

Quand il eut vainement épuisé ce qui lui restait de force, il tomba dans un horrible dégoût de la vie, et résolut d’en finir. Il examina ses pistolets, et se dirigea vers la sortie du parc, pour aller accomplir son dessein sans troubler la fête qui rayonnait encore à travers le feuillage.

Mais auparavant il voulut avaler le fond de sa coupe de douleur ; il retourna sur ses pas, et, se glissant parmi les massifs, il arriva jusqu’au pied des murs qui renfermaient Valentine. Il les suivit au hasard pendant quelque temps. Tout était silencieux et triste dans ce grand manoir ; tous les domestiques étaient à la fête. Depuis longtemps les convives s’étaient retirés. Bénédict n’entendit que la voix de la vieille marquise qui paraissait assez animée. Elle partait d’un appartement au rez-de-chaussée dont la fenêtre était entr’ouverte. Bénédict s’approcha, et recueillit des paroles qui modifièrent tout à coup ses résolutions :

— Je vous assure, Madame, disait la marquise, que Valentine est sérieusement malade, et qu’il faudrait faire entendre raison à M. de Lansac.

— Eh ! mon Dieu ! Madame, répondit une voix que Bénédict jugea ne pouvoir être que celle de la comtesse, vous avez la rage de vous immiscer dans tout ! Il me semble que votre intervention ou la mienne dans une pareille circonstance ne peut être que fort inconvenante.

— Madame, je ne connais pas d’inconvenance, reprit l’autre voix, lorsqu’il s’agit de la santé de ma petite-fille.

— Si je ne savais combien il vous est agréable de donner ici un autre avis que le mien, je m’expliquerais difficilement cet accès de sensibilité.

— Raillez tant qu’il vous plaira, Madame ; je viens d’écouter à la porte de Valentine, ne sachant point ce qui s’y passait, et me doutant de tout autre chose que de la vérité. En entendant la voix de la nourrice au lieu de celle du cher mari, je suis entrée, et j’ai trouvé Valentine fort souffrante, fort défaite ; je vous assure que ce ne serait pas du tout le moment…

— Valentine aime son mari, son mari l’aime, je suis bien certaine qu’il aura pour elle tous les égards qu’elle exigera.

— Est-ce qu’une mariée d’un jour sait exiger quelque chose ? est-ce qu’elle a des droits ? est-ce qu’on en tient compte ?

La fenêtre fut fermée en cet instant, et Bénédict n’en put entendre davantage. Tout ce que la rage peut inspirer de projets terribles et insensés, il le connut en cet instant.

« Ô abominable violation des droits les plus sacrés ! s’écria-t-il intérieurement ; infâme tyrannie de l’homme sur la femme ! Mariage, sociétés, institutions, haine à vous ! haine à mort ! Et toi, Dieu ! volonté créatrice, qui nous jettes sur la terre et refuses ensuite d’intervenir dans nos destinées, toi qui livres le faible à tant de despotisme et d’abjection, je te maudis ! Tu t’endors satisfait d’avoir produit, insoucieux de conserver. Tu mets en nous une âme intelligente, et tu permets au malheur de l’étouffer ! Maudit sois-tu, maudites soient les entrailles qui m’ont porté ! »

En raisonnant ainsi, le malheureux jeune homme arma ses pistolets, déchirait sa poitrine avec ses ongles, et marchait avec agitation, ne songeant plus à se cacher. Tout à coup la raison, ou plutôt une sorte de lucidité dans son délire, vint l’éclairer. Il y avait un moyen de sauver Valentine d’une odieuse et flétrissante tyrannie ; il y avait un moyen de punir cette mère sans entrailles, qui condamnait froidement sa fille à un opprobre légal, au dernier des opprobres qu’on puisse infliger à la femme, au viol.

« Oui, le viol ! répétait Bénédict avec fureur (et il ne faut pas oublier que Bénédict était un naturel d’excès et d’exception). Chaque jour, au nom de Dieu et de la société, un manant ou un lâche obtient la main d’une malheureuse fille, que ses parents, son honneur ou la misère forcent d’étouffer dans son sein un amour pur et sacré. Et là, sous les yeux de la société qui approuve et ratifie, la femme pudique et tremblante qui a su résister aux transports de son amant, tombe flétrie sous les baisers d’un maître exécré ! Et il faut que cela soit ainsi ! »

Et Valentine, la plus belle œuvre de la création, la douce, la simple, la chaste Valentine était réservée comme les autres à cet affront ! En vain ses larmes, sa pâleur, son abattement avaient dû éclairer la conscience de sa mère et alarmer la délicatesse de son