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contre un, vous êtes des lâches ! Si vous faites un geste contre moi, quatre d’entre vous seront tués comme des chiens.

Cette vue calma un instant leur vaillance ; alors le père Lhéry, qui connaissait la fermeté de Bénédict et qui craignait une issue tragique à cette scène, se précipita au devant de lui, et, levant son bâton noueux sur les assaillants, il leur montra ses cheveux blancs souillés du vin que Blutty avait voulu jeter à Bénédict. Des larmes de colère roulaient dans ses yeux.

— Pierre Blutty, s’écria-t-il, vous vous êtes conduit aujourd’hui d’une manière infâme. Si vous croyez par de pareils procédés prendre de l’empire dans ma maison et en chasser mon neveu, vous vous trompez. Je suis encore libre de vous en fermer la porte et de garder ma fille. Le mariage n’est pas consommé. Athénaïs, passez derrière moi.

Le vieillard, prenant avec force le bras de sa fille, l’attira vers lui. Athénaïs, prévenant sa volonté, s’écria avec l’accent de la haine et de la terreur :

— Gardez-moi, mon père, gardez-moi toujours. Défendez-moi de ce furieux qui vous insulte, vous et votre famille ! Non, je ne serai jamais sa femme ! Je ne veux pas vous quitter !

Et elle s’attacha de toute sa force au cou de son père.

Pierre Blutty, à qui aucune clause légale n’assurait encore l’héritage de son beau-père, fut frappé de la force de ces arguments. Renfermant le dépit que lui inspirait la conduite de sa femme :

— Je conviens, dit-il en changeant aussitôt de ton, que j’ai eu trop de vivacité. Beau-père, si je vous ai manqué, recevez mes excuses.

— Oui, Monsieur, reprit Lhéry, vous m’avez manqué dans la personne de ma fille, dont les habits de noce portent les marques de votre brutalité ; vous m’avez manqué dans la personne de mon neveu, que je saurai faire respecter. Si vous voulez que votre femme et votre beau-père oublient cette conduite, offrez la main à Bénédict, et que tout soit dit.

Une foule immense s’était rassemblée autour d’eux et attendait avec curiosité la fin de cette scène. Tous les regards semblaient dire à Blutty qu’il ne devait point fléchir ; mais quoique Blutty ne manquât pas d’un certain courage brutal, il entendait ses intérêts aussi bien que tout bon campagnard sait le faire. En outre, il était réellement très-amoureux de sa femme, et la menace d’être séparé d’elle l’effrayait plus encore que tout le reste. Sacrifiant donc les conseils de la vaine gloire à ceux du bon sens, il dit, après un peu d’hésitation :

— Eh bien ! je vous obéirai, beau-père ; mais cela me coûte, je l’avoue, et j’espère que vous me tiendrez compte, Athénaïs, de ce que je fais pour vous obtenir.

— Vous ne m’obtiendrez jamais, quoi que vous fassiez ! s’écria la jeune fermière, qui venait d’apercevoir les nombreuses taches dont elle était couverte.

— Ma fille, interrompit Lhéry, qui savait fort bien reprendre au besoin la dignité et l’autorité d’un père de famille, dans la situation où vous êtes, vous ne devez pas avoir d’autre volonté que celle de votre père. Je vous ordonne de donner le bras à votre mari et de le réconcilier avec votre cousin.

En parlant ainsi, Lhéry se retourna vers son neveu, qui pendant cette contestation avait désarmé et caché ses pistolets ; mais, au lieu d’obéir à l’impulsion que voulait lui donner son oncle, il recula devant la main que lui tendait à contre-cœur Pierre Blutty.

— Jamais, mon oncle ! répondit-il ; je suis fâché de ne pouvoir pas reconnaître par mon obéissance l’intérêt que vous venez de me témoigner, mais il n’est pas en ma puissance de pardonner un affront. Tout ce que je puis faire, c’est de l’oublier.

Après cette réponse, il tourna le dos, et disparut en se frayant avec autorité un passage à travers les curieux ébahis.



XXII.

Bénédict s’enfonça dans le parc de Raimbault, et se jetant sur la mousse, dans un endroit sombre, il s’abandonna aux plus tristes réflexions. Il venait de rompre le dernier lien qui l’attachait à la vie ; car il sentait bien qu’après de telles relations avec Pierre Blutty, il ne pouvait plus en conserver de directes avec ses parents de la ferme. Ces lieux, où il avait passé de si heureux instants, et qui étaient pour lui tout remplis des traces de Valentine, il ne les verrait plus ; ou s’il y retournait quelquefois, ce serait en étranger et sans avoir la liberté d’y chercher ses souvenirs, naguère si doux, aujourd’hui si amers. Il lui semblait que de longues années de malheur le séparaient déjà de ces jours récemment écoulés, et il se reprochait de n’en avoir point assez joui ; il se repentait des instants d’humeur qu’il n’avait pas réprimés ; il déplorait la triste nature de l’homme, qui ne sait jamais la valeur de ses joies qu’après les avoir perdues.

Désormais l’existence de Bénédict devenait effrayante ; environné d’ennemis, il serait la risée de la province ; chaque jour une voix, partie de trop bas pour qu’il pût se donner la peine d’y répondre, viendrait faire entendre à ses oreilles d’insolentes et atroces railleries. Chaque