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— M. Bénédict, répondit Valentine toute confuse et cherchant à prendre de l’aplomb. Maman, il vous apportait du gibier ; ma bonne maman l’a prié de chanter, et je l’accompagnais…

— C’est pour vous qu’il chantait, Madame ? dit la comtesse à sa belle-mère. Mais vous l’écoutiez de bien loin, ce me semble.

— D’abord, répondit la vieille, ce n’est pas moi qui l’en ai prié, c’est Valentine.

— Cela est fort étrange, dit la comtesse en attachant des yeux perçants sur sa fille.

— Maman, dit Valentine en rougissant, je vais vous expliquer cela. Mon piano est horriblement faux, vous le savez ; nous n’avons pas de facteur dans les environs ; ce jeune homme est musicien ; en outre, il accorde très bien les instruments… Je savais cela par Athénaïs, qui a un piano chez elle, et qui a souvent recours à l’adresse de son cousin…

— Athénaïs a un piano ! ce jeune homme est musicien ! Quelle étrange histoire me faites-vous là ?

— Rien n’est plus vrai, Madame, dit la marquise. Vous ne voulez jamais comprendre qu’à présent tout le monde en France reçoit de l’éducation ! Ces gens-là sont riches ; ils ont fait donner des talents à leurs enfants. C’est fort bien fait ; c’est la mode : il n’y a rien à dire. Ce garçon chante très-bien, ma foi ! Je l’écoutais du vestibule avec beaucoup de plaisir. Eh bien ! qu’y a-t-il ? Croyez-vous que Valentine fût en danger auprès de lui quand moi j’étais à deux pas ?

— Oh ! Madame, dit la comtesse, vous avez une manière d’interpréter mes idées !…

— Mais c’est que vous en avez de si bizarres ! Vous voilà tout effarouchée parce que vous avez trouvé votre fille au piano avec un homme ! Est-ce qu’on fait du mal quand on est occupé à chanter ? Vous me faites un crime de les avoir laissés seuls un instant, comme si… Eh ! mon Dieu ! vous ne l’avez donc pas regardé, ce garçon ? Il est laid à faire peur !

— Madame, répondit la comtesse avec le sentiment d’un profond mépris, il est tout simple que vous vous traduisiez ainsi mon mécontentement. Comme il nous est impossible de nous entendre sur de certaines choses, c’est à ma fille que je m’adresse. Valentine, je n’ai pas besoin de vous dire que je n’ai point les idées grossières qu’on me prête. Je vous connais assez, ma fille, pour savoir qu’un homme de cette sorte n’est pas un homme pour vous, et qu’il n’est pas en son pouvoir de vous compromettre. Mais je hais l’inconvenance, et je trouve que vous la bravez beaucoup trop légèrement. Songez que rien n’est pire dans le monde que les situations ridicules. Vous avez trop de bienveillance dans le caractère ; trop de laisser-aller avec les inférieurs. Rappelez-vous qu’ils ne vous en sauront aucun gré, qu’ils en abuseront toujours, et que les mieux traités seront les plus ingrats. Croyez-en l’expérience de votre mère et observez-vous davantage. Déjà plusieurs fois j’ai eu l’occasion de vous faire ce reproche : vous manquez de dignité. Vous en sentirez les inconvénients. Ces gens-là ne comprennent pas jusqu’où il leur est permis d’aller et le point fixe où ils doivent s’arrêter. Cette petite Athénaïs est avec vous d’une familiarité révoltante. Je le tolère, parce qu’après tout c’est une femme. Mais je ne serais pas très-flattée que son fiancé vînt, dans un endroit public, vous aborder d’un petit air dégagé. C’est un jeune homme fort mal élevé, comme ils le sont tous dans cette classe-là, manquant de tact absolument… M. de Lansac, qui fait quelquefois un peu trop le libéral, a beaucoup trop auguré de lui en lui parlant l’autre jour comme à un homme d’esprit… Un autre se fût retiré de la danse ; lui, vous a très-cavalièrement embrassée, ma fille… Je ne vous en fais pas un reproche, ajouta la comtesse en voyant que Valentine rougissait à perdre contenance ; je sais que vous avez assez souffert de cette impertinence, et, si je vous la rappelle, c’est pour vous montrer combien il faut tenir à distance les gens de peu.

Pendant ce discours, la marquise, assise dans un coin, haussait les épaules. Valentine, écrasée sous le poids de la logique de sa mère, répondit en balbutiant :

— Maman, c’est seulement à cause du piano que je pensais… Je ne pensais pas aux inconvénients…

— En s’y prenant bien, reprit la comtesse désarmée par sa soumission, il peut n’y en avoir aucun à le faire venir. Le lui avez-vous proposé ?

— J’allais le faire lorsque…

— En ce cas il faut le faire rentrer…

La comtesse sonna et demanda Bénédict ; mais on lui dit qu’il était déjà loin sur la colline.

— Tant pis, dit-elle quand le domestique fut sorti ; il ne faut pour rien au monde qu’il croie avoir été admis ici pour sa belle voix. Je tiens à ce qu’il revienne en subalterne, et je me charge de le recevoir sur ce pied-là. Donnez-moi cette écritoire. Je vais lui expliquer ce qu’on attend de lui.

— Mettez-y de la politesse au moins, dit la marquise à qui la peur tenait lieu de raison.

— Je sais les usages, Madame, répondit la comtesse.

Elle traça quelques mots à la hâte, et les remettant à Valentine :

— Lisez, dit-elle, et faites porter à la ferme.