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fardeau de sa propre pensée pour suivre la pensée d’une fiction quelconque dans les mouvements de ces personnages dont tout l’art consiste à paraître agir dans la réalité ?

Oui, certes, voilà un problème insoluble pour un être froidement raisonnable qui n’aurait jamais vécu parmi nous. Et que pourrions-nous lui répondre, sinon que notre existence est dure ici-bas, et que nous n’y pouvons jamais être assez contents de nous ni des autres pour ne pas désirer de rêver tout éveillés ?

Nous ne pourrons jamais nous soustraire à cette soif de la fiction, à moins que notre monde ne se transforme en une sorte de paradis où l’idéal d’une vie meilleure ne sera plus admissible, et, en attendant, nous aspirerons toujours à sortir de nous-mêmes de temps en temps ; toujours notre imagination sublime ou grossière fera ses délices ou son ivresse de ce breuvage divin ou vulgaire que l’on appelle le théâtre.

Tout poëme, tout roman, toute chanson répondent à ce besoin de l’âme humaine ; mais le théâtre qui fut inventé pour résumer les manifestations de tous les arts sous toutes les formes, et qui a le privilége de rassembler des masses appelées à partager les mêmes émotions, est l’expression la plus complète et la plus saisissante du rêve de la vie, si essentiel apparemment à l’équilibre de la vie réelle.

Voilà pourquoi, mon cher Régnier, votre profession et la mienne sont sérieuses pour nous, quelque légères qu’elles paraissent. Du moment que nous regarderons le théâtre comme un enseignement dont les esprits élevés doivent profiter, en s’amusant sainement à des situations vraies ou en partageant des émotions généreuses, rien ne sera ni trop beau ni trop bop pour ce sanctuaire de l’idéal, et c’est avec douleur que nous le voyons profané à chaque instant par les mauvaises ou les folles passions qui s’agitent en deçà ou au delà de la rampe.

Notre rêve à nous serait de voir apparaître sur cette scène où nous sentons douloureusement la faiblesse des efforts isolés, des héros de cent coudées ou des divinités charmantes,