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avec ses amis, de se réjouir honnêtement, d’oublier son malheur de temps en temps. On ne sait à qui s’en prendre ; on accuse la République, on dit du mal de tout le monde, et pourtant on ne regrette pas la monarchie et on ne voudrait pas la ravoir. On n’a que du malheur dans le passé, dans le présent, et de la crainte pour l’avenir.

Pourtant la campagne est belle, cette année, comme je ne me souviens guère de l’avoir vue. J’ai trouvé ici un peu d’ouvrage, parce que beaucoup de bourgeoises des environs ont renvoyé leurs femmes de chambre, et, se souvenant que j’ai été ouvrière en journée, elles m’envoient leur linge fin à blanchir et à raccommoder. Je vais donc le matin faire des reprises ou de petits savonnages au bord de la rivière, dans le pré du père Guillaume, dont tu dois bien te souvenir, et qui me rappelle nos premiers temps d’amour timide, ce temps où nous nous cherchions tous les deux, et où nous avions tant peur l’un de l’autre, que nous n’osions pas nous parler quand nous nous étions rencontrés. Tu te souviens de ce petit endroit où l’eau est si claire et entre dans une échancrure plantée de grands arbres, où elle s’arrête sur des cailloux. C’est là que je vais travailler, pendant que nos enfants jouent sur le sable et sur l’herbe, derrière moi. Le chien de mon père y vient avec nous, et cet animal a tant d’esprit, qu’il garde les enfants comme si c’étaient des petits moutons. Quand il en voit un qui s’approche un peu trop du bord de l’eau, ou qui se perd dans le foin, il se met à gronder pour m’avertir d’y avoir l’œil bien