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relève de l’amour, et, comme mal, a pu être observé dès les premiers siècles de l’histoire humaine. La colère d’Achille perdant Briséis et le suicide de l’enthousiaste Allemand s’expliquent tous deux par l’exaltation de facultés éminentes, gênées, irritées ou blessées. La différence des génies grec et allemand et des deux civilisations placées à tant de siècles de distance ne trouble en rien la parenté psychologique de ces deux données. Les éclatantes douleurs, les tragiques infortunes ont dû exciter de plus nombreuses et de plus précoces sympathies que les deux autres ordres de souffrance aperçus et signalés plus tard. Celles-ci n’ont pu naître que dans une civilisation très-avancée.

Et, pour parler d’abord de la mieux connue de ces deux maladies sourdes et desséchantes, il faut nommer René, type d’une rêverie douloureuse, mais non pas sans volupté ; car à l’amertume de son inaction sociale se mêle la satisfaction orgueilleuse et secrète du dédain. C’est le dédain qui établit la supériorité de cette âme sur tous les hommes, sur toutes les choses au milieu desquelles elle se consume, hautaine et solitaire.

À côté de cette destinée à la fois brillante et sombre se traîne en silence la destinée d’Obermann, majestueuse dans sa misère, sublime dans son infirmité. À voir la mélancolie profonde de leur démarche, on croirait qu’Obermann et René vont suivre la même voie et s’enfoncer dans les mêmes solitudes pour y vivre calmes et repliés sur eux-mêmes. Il n’en sera pas ainsi. Une immense différence établit l’individualité complète de ces deux solennelles figures. René signifie le génie sans volonté ; Obermann signifie l’élévation morale sans génie, la sensibilité maladive monstrueusement isolée en l’absence d’une volonté