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me convenait assez, mais j’en rêvais un autre. J’aurais voulu être peintre. En faisant mes messages, je ne pouvais m’empêcher de m’arrêter et de m’extasier devant les magasins de tableaux et de gravures. Vous ne sauriez croire combien Gérard, Gros, Bellangé, Horace Vernet m’ont valu de coups.

» À cet âge, avec les quelques pièces de pourboire que je recevais de temps en temps en allant livrer de l’ouvrage, j’achetais de ces petits livres à six sous »que l’on voit étalés sur les ponts et sur les murailles. C’étaient les abrégés de Robinson, de Télémaque, de Paul et Virginie, de la vie du chevalier Bayard sans peur et sans reproche ! Que cette devise me semblait belle ! Et puis la Lampe merveilleuse, et puis Claudine, et puis Estelle et Némorin. C’était bien ; mais il y avait aussi des histoires de Cartouche et de Mandrin, et nombre d’autres histoires fort peu édifiantes, même obscènes, que l’on me vendait sans scrupule et que j’achetais sans défiance. On devrait mettre au pilori ceux qui font commerce de ce poison et qui le livrent à de malheureux enfants.

» Ces dangereuses lectures, jointes au séjour de l’atelier, aussi mauvais alors qu’aujourd’hui, troublèrent mon esprit et je faillis me corrompre comme bien d’autres que le ciel n’avait pourtant pas faits méchants. Mais vint l’époque où l’on vendait de grands ouvrages par livraisons. J’étais ouvrier alors, et je souscrivais à tout. Pour cela, je vivais de pain sec une partie de l’année ; mais je lisais, et mon pain me paraissait délicieux. Ces lectures sérieuses me faisaient grand bien et me ramenaient peu à peu à ma première nature. Un jour j’ouvris Jean-Jacques et je fus tout à fait sauvé.