— Il n’eut jamais de réputation, répondit-elle ; on ne l’appréciait ni à la ville ni à la cour. À ses débuts, j’ai ouï dire qu’il fut outrageusement sifflé. Par la suite, on lui tint compte de la chaleur de son âme et de ses efforts pour se perfectionner ; on le toléra, on l’applaudit parfois ; mais, en somme, on le considéra toujours comme un comédien de mauvais goût.
» C’était un homme qui, en fait d’art, n’était pas plus de son siècle, qu’en fait de mœurs je n’étais du mien. Ce fut peut-être là le rapport immatériel, mais tout-puissant, qui des deux extrémités de la chaîne sociale attira nos âmes l’une vers l’autre. Le public n’a pas plus compris Lélio que le monde ne m’a jugée.
» — Cet homme est exagéré, disait-on de lui ; il se force, il ne sent rien.
» Et de moi l’on disait ailleurs :
» — Cette femme est méprisante et froide ; elle n’a pas de cœur.
» Qui sait si nous n’étions pas les deux êtres qui sentaient le plus vivement de l’époque ?
» Dans ce temps-là, on jouait la tragédie décemment ; il fallait avoir bon ton, même en donnant un soufflet ; il fallait mourir convenablement et tomber avec grâce. L’art dramatique était façonné aux convenances du beau monde ; la diction et le geste des acteurs étaient en rapport avec les paniers et la poudre dont on affublait encore Phèdre et Clytemnestre. Je n’avais pas calculé et senti les défauts de cette école. Je n’allais pas loin dans mes réflexions ; seulement, la tragédie m’ennuyait à mourir ; et, comme il était de mauvais ton d’en convenir, j’allais courageusement m’y ennuyer deux fois par semaine ; mais l’air froid et contraint dont j’écoutais ces pompeuses tirades faisait dire de moi que j’étais insensible au charme des beaux vers.