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oubli. Il ne trouva rien de mieux qu’une boîte de cristal pleine de gomme de lentisque qu’il portait habituellement sur lui, et dont il mâchait une pastille de temps en temps, suivant l’usage de son pays. Il tira ce don de sa poche et le mit dans la main de Mattea. Mais, comme elle le repoussait, il craignit d’avoir manqué de grâce, et se souvenant d’avoir vu les Vénitiens baiser la main aux femmes qu’ils abordaient, il baisa celle de Mattea ; et, voulant ajouter quelque parole agréable, il mit sa propre main sur sa poitrine en disant en italien d’un air grave et solennel :

— Votre ami.

Cette parole simple, ce geste franc et affectueux, la figure noble et belle d’Abul, firent tant d’impression sur Mattea, qu’elle ne se fit aucun scrupule de garder un présent si honnêtement offert. Elle crut s’être fait comprendre, et interpréta l’action de son nouvel ami comme un témoignage d’estime et de confiance.

— Il ignore nos usages, se dit-elle, et je l’offenserais sans doute en refusant son présent. Mais ce mot d’ami qu’il a prononcé exprime tout ce qui se passe entre lui et moi : loyauté sainte, affection fraternelle ; nos cœurs se sont entendus.

Elle mit la boîte dans son sein en disant :

— Oui, amis, amis pour la vie.

Et, tout émue, joyeuse, attendrie, rassurée, elle referma son voile et reprit sa sérénité. Abul, satisfait d’avoir rempli son devoir, se rendit le témoignage d’avoir fait un présent de valeur convenable, la boîte étant de cristal du Caucase, et la gomme de lentisque étant une denrée fort chère et fort rare que produit la seule île de Scio, et dont le Grand Seigneur avait alors le monopole. Dans cette confiance, il reprit sa cuiller de vermeil et acheva tranquillement son sorbet à la rose.