Page:Sand - Nouvelles (1867).djvu/109

Cette page n’a pas encore été corrigée

dent parfois les imaginations actives se pressèrent dans son cerveau et s’évertuèrent à le fatiguer sans but et sans fruit, jusqu’à ce qu’enfin une pensée dominante s’établit à leur place.

— Oui, c’était une triste ville, pensa la voyageuse, une ville aux rues anguleuses et sombres, au pavé raboteux ; une ville laide et pauvre comme celle-ci m’est apparue à travers la vapeur qui couvrait les glaces de ma voiture. Seulement, il y a dans celle-ci un ou deux, peut-être trois réverbères, et, là-bas, il n’y en avait pas un seul. Chaque piéton marchait avec son falot après l’heure du couvre-feu. C’était affreux, cette pauvre ville, et pourtant j’y ai passé des années de jeunesse et de force ! J’étais bien autre alors… J’étais pauvre de condition, mais j’étais riche d’énergie et d’espoir. Je souffrais bien ! ma vie se consumait dans l’ombre et dans l’inaction ; mais qui me rendra ces souffrances d’une âme agitée par sa propre puissance ? jeunesse du cœur ! qu’êtes-vous devenue ?…

Puis, après ces apostrophes un peu emphatiques que les têtes exaltées prodiguent parfois à la destinée, sans trop de sujet peut-être, mais par suite d’un besoin inné qu’elles éprouvent de dramatiser leur existence à leurs propres yeux, la jeune femme sourit involontairement, comme si une voix intérieure lui eût répondu qu’elle était heureuse encore ; et elle essaya de s’endormir, en attendant que l’heure fût écoulée.

La cuisine de l’auberge n’était éclairée que par une lanterne de fer suspendue au plafond. Le squelette de ce luminaire dessinait une large étoile d’ombre tremblotante sur tout l’intérieur de la pièce, et rejetait sa pâle clarté vers les solives enfumées du plafond. L’étrangère était donc entrée sans rien distinguer autour d’elle, et l’état de demi-sommeil où elle était