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— Je me souviendrai toujours de toi, fussé-je bien loin d’ici.

— Je voudrais apprendre une chose que vous devez savoir.

— Quoi donc ?

— Je voudrais savoir connaître les pays sur une carte, comme j’en ai vu une au moutier.

— Eh bien, j’apprendrai la géographie et je te l’enseignerai.

Nous nous quittâmes devant le moutier. Il y avait encore du monde occupé à rentrer les tables et les bancs, j’entendis des anciens qui disaient :

— Voilà un jour trop beau pour qu’il revienne jamais. Ce qui est si heureux ne peut pas durer !

Ils disaient la vérité, c’était le plus beau jour de la révolution dans toute la France. Tout allait s’embrouiller et se gâter. Ceux qui avaient de l’expérience pouvaient le prévoir ; moi, je ne le pouvais pas, et cette sentence des vieux me fit peur. Cela me paraissait une parole injuste et ingrate envers le bon Dieu qui, selon moi, devait vouloir faire durer ce qui est bien. Je remontai à ma cabane, poursuivie par une idée triste, l’idée qu’un jour devait venir où je verrais partir le petit frère, sans espoir de le revoir jamais. Une larme m’en tomba sur la joue. La prédiction des vieux se réalisait ; je venais de vivre le plus beau jour de ma vie d’enfant, et je la finissais déjà par une frayeur de l’avenir et une envie de pleurer.

Pourtant le reste de l’année s’écoula sans amener d’événements malheureux dans nos campagnes ; mais la joie que nous avions eue ne se soutint pas, et les choses que l’on entendait dire donnaient de l’inquiétude.