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le bonheur de n’en rencontrer aucun ; mais il n’était pas facile d’aller vite : le temps était si sombre que nous nous heurtions contre tous les arbres, et la terre si glissante, que nous ne pouvions nous soutenir. Un bruit attendu nous fit tressaillir ; mais, aussitôt, au son des chaînes qu’il traînait aux pieds, je reconnus le cheval de mon grand-père, animal extraordinairement vieux, mais toujours vigoureux et ardent : c’était le même qui m’avait amené, dix ans auparavant, à la Roche-Mauprat ; il n’avait qu’une corde autour du cou pour toute bride. Je la lui passai dans la bouche avec un nœud coulant ; je jetai ma veste sur sa croupe, j’y plaçai ma fugitive, je détachai les entraves, je sautai sur l’animal, et, le talonnant avec fureur, je lui fis prendre le galop à tout hasard. Heureusement pour nous qu’il connaissait les chemins mieux que moi, et n’avait pas besoin d’y voir pour en suivre les détours sans se heurter aux arbres. Cependant il glissait souvent, et, pour se retenir, il nous donnait des secousses qui nous eussent mille fois désarçonnés (équipés comme nous l’étions) si nous n’eussions été entre la vie et la mort. Dans de semblables situations, les entreprises désespérées sont les meilleures, et Dieu protège ceux que les hommes poursuivent. Nous semblions n’avoir plus rien à craindre, lorsque tout à coup le cheval heurta une souche, son pied se prit dans une racine à fleur de terre, et il s’abattit. Avant que nous fusions relevés, il avait pris la fuite dans les ténèbres, et j’entendais ses pas rapides s’éloigner de plus en plus. J’avais reçu Edmée dans mes bras ; elle n’eut aucun mal, mais je pris une entorse si grave qu’il me fut impossible de faire un pas. Edmée crus que j’avais la jambe cassée ; je le croyais un peu moi-même tant je souffrais ; mais je ne pensai bientôt plus ni à la souffrance ni à l’inquiétude. La tendre sollicitude que me témoignait Edmée me fit tout