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ciel lui eût donné deux âmes, une toute d’intelligence, une toute de sentiment. Elle était naturellement gaie et brave ; c’était un ange que les chagrins de l’humanité n’avaient pas encore osé toucher. Rien ne l’avait fait souffrir, rien ne lui avait appris la méfiance et l’effroi. C’était donc la première souffrance de sa vie, et c’était moi, brute, qui la lui inspirais. Je la prenais pour une bohémienne, et c’était un ange de pureté.

C’était ma jeune tante à la mode de Bretagne, Edmée de Mauprat, fille de M. Hubert, mon grand-oncle (à la mode de Bretagne aussi), qu’on appelait le chevalier, et qui s’était fait relever de l’ordre de Malte pour se marier dans un âge déjà mûr ; car, ma tante et moi, nous étions du même âge. Nous avions dix-sept ans tous deux, à quelques mois de différence ; et ce fut là notre première entrevue. Celle que j’aurais dû protéger au péril de ma vie, envers et contre tous, était là, devant moi, palpitante et consternée comme une victime devant le bourreau.

Elle fit un grand effort, et, s’approchant de moi, qui marchais avec préoccupation dans la salle, elle se nomma et ajouta :

— Il est impossible que vous soyez un infâme comme tous ces brigands que je viens de voir et dont je sais la vie infernale. Vous êtes jeune ; votre mère était bonne et sage. Mon père voulait vous élever et vous adopter. Encore aujourd’hui, il regrette de ne pouvoir vous tirer de l’abîme où vous êtes plongé. N’avez-vous pas reçu plusieurs messages de sa part ? Bernard, vous êtes mon proche parent, songez aux liens du sang ; pourquoi voulez-vous m’insulter ? Veut-on m’assassiner ici ou me donner la torture ? Pourquoi m’a-t-on trompée en me disant que j’étais à Rochemaure ? Pourquoi s’est-on retiré d’un air de mystère ? Que prépare-t-on ? Que se passe-t-il ?