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avais heureusement pour la haine. Plutôt que de complaire à mon tyran, j’aurais souffert mille morts ; je grandis donc sans concevoir aucun attrait pour le vice. Cependant j’avais de si étranges notions sur la société que le métier de mes oncles ne me causait par lui-même aucune répugnance. Vous pensez bien qu’élevé derrière les murs de la Roche-Mauprat, et vivant en état de siège perpétuel, j’avais absolument les idées qu’eût pu avoir un servant d’armes au temps de la barbarie féodale. Ce qui, hors de notre tanière, s’appelait, pour les autres hommes, assassiner, piller et torturer, on m’apprenait à l’appeler combattre, vaincre et soumettre. Je savais, pour toute histoire des hommes, les légendes et les ballades de la chevalerie que mon grand-père me racontait le soir, lorsqu’il avait le temps de songer à ce qu’il appelait mon éducation ; et, quand je lui adressais quelque question sur le temps présent, il me répondait que les temps étaient bien changés, que tous les Français étaient devenus traîtres et félons, qu’ils avaient fait peur aux rois, et que ceux-ci avaient abandonné lâchement la noblesse, laquelle, à son tour, avait eu la couardise de renoncer à ses privilèges et de se laisser faire la loi par les manants. J’écoutais avec surprise, et presque avec indignation, cette peinture de l’époque où je vivais, époque pour moi indéfinissable. Mon grand-père n’était pas fort sur la chronologie : aucune espèce de livres ne se trouvait à la Roche-Mauprat, si ce n’est l’histoire des fils d’Aymon et quelques chroniques du même genre, rapportées des foires du pays par nos valets. Trois noms surnageaient seuls dans le chaos de mon ignorance, Charlemagne, Louis XI et Louis XIV, parce que mon grand-père les faisait souvent intervenir dans ses commentaires sur les droits méconnus de la noblesse. Et moi, en vérité, je savais à peine la différence d’un règne à une race, et je n’étais pas bien sûr