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espace de temps ; je savais combien il lui était nécessaire. Attachée comme elle l’était au fauteuil du chevalier, sa vie était si grave, si retirée, que le plus petit événement s’y faisait sentir. Chaque année avait augmenté son isolement, et il était devenu à peu près complet depuis que la caducité du chevalier avait chassé de sa table les chansons et les bons mots, enfants joyeux du vin. Il avait été grand chasseur, et la Saint-Hubert, se trouvant précisément sa fête, avait rassemblé jadis autour de lui, à cette époque, toute la noblesse du pays. Longtemps les cours avaient retenti des hurlements de la meute ; longtemps les écuries avaient serré deux longues files de chevaux fringants entre leurs stalles luisantes ; longtemps la voix du cor avait plané sur les grands bois d’alentour ou sonné la fanfare sous les fenêtres de la grande salle, à chaque toast de la brillante compagnie. Mais ces beaux jours avaient disparu depuis longtemps ; le chevalier ne chassait plus, et l’espoir d’obtenir la main de sa fille ne retenait plus autour de son fauteuil les jeunes gens ennuyés de sa vieillesse, de ses attaques de goutte et des histoires qu’il redisait le soir, ne se souvenant plus de les avoir dites le matin. Le refus obstiné d’Edmée et le renvoi de M. de La Marche avaient causé bien de la surprise et donné lieu à bien des recherches de curiosité. Un jeune homme amoureux d’elle, éconduit comme les autres et poussé par un sot et lâche orgueil à se venger de la seule femme de sa classe qui, selon lui, eût osé le repousser, découvrit qu’Edmée avait été enlevée par les coupe-jarret, et fit courir le bruit qu’elle avait passé une nuit d’orgie à la Roche-Mauprat. C’est tout au plus s’il daigna dire qu’elle n’avait cédé qu’à la violence. Edmée imposait trop de respect et d’estime pour qu’on l’accusât de complaisance avec les brigands ; mais elle passa bientôt pour avoir été victime de leur brutalité.