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ne pas pleurer longtemps ; car je n’ai pas beaucoup de patience avec les marmots.

En effet, au bout de quelques instants, il m’appliqua de si vigoureux coups de cravache, que je cessai de pleurer et que, me rentrant en moi-même comme une tortue sous son écaille, je fis le voyage sans oser respirer.

C’était un grand vieillard, osseux et louche. Je crois le voir encore tel qu’il était alors. Cette soirée a laissé en moi d’ineffaçables traces. C’était la réalisation soudaine de toutes les terreurs que ma mère m’avait inspirées en me parlant de son exécrable beau-père et de ses brigands de fils. La lune, je m’en souviens, éclairait de temps à autre au travers du branchage serré de la forêt. Le cheval de mon grand-père était sec, vigoureux et méchant comme lui. Il ruait à chaque coup de cravache, et son maître ne les lui épargnait pas. Il franchissait, rapide comme un trait, les ravins et les petits torrents qui coupent la Varenne en tout sens. À chaque secousse, je perdais l’équilibre, et je me cramponnais avec frayeur à la croupière du cheval ou à l’habit de mon grand-père. Quant à lui, il s’inquiétait si peu de moi, que, si je fusse tombé, je doute qu’il eût pris la peine de me ramasser. Parfois, s’apercevant de ma peur, il m’en raillait, et, pour l’augmenter, faisait caracoler de nouveau son cheval. Vingt fois le découragement me prit, et je faillis me jeter à la renverse ; mais l’amour instinctif de la vie m’empêcha de céder à ces instants de désespoir. Enfin, vers minuit, nous nous arrêtâmes brusquement devant une petite porte aiguë, et bientôt le pont-levis se releva derrière nous. Mon grand-père me prit, tout baigné que j’étais d’une sueur froide, et me jeta à un grand garçon estropié, hideux, qui me porta dans la maison. C’était mon oncle Jean, et j’étais à la Roche-Mauprat.