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que ceci ne vous paraisse pas une exagération ; car, demain, ce soir peut-être, ce que je dis peut se réaliser : depuis que ce couteau de nacre, qui n’a pas l’air bien matamore, mais qui est bon, voyez, a été affilé par don Marcasse (qui s’y entend), je ne l’ai quitté ni jour ni nuit, et mon parti a été pris. Je n’ai pas le poignet bien ferme, mais je saurais me donner un coup de couteau aussi bien que je sais donner un coup de cravache à mon cheval. Eh bien ! cela posé, mon honneur est en sûreté ; ma vie seule tient à un fil, à un verre de vin de plus ou de moins qu’aura bu un de ces soirs M. Bernard, à une rencontre, à un regard qu’il aura cru surprendre entre de La Marche et moi ; à rien peut-être ! Qu’y faire ? Quand je me désolerais, effacerais-je le passé ? Nous ne pouvons arracher une seule page de notre vie, mais nous pouvons jeter le livre au feu. Quand je pleurerais du soir au matin, empêcherais-je que la destinée, dans un jour de méchante humeur, ne m’ait conduite à la chasse, qu’elle ne m’ait égarée dans les bois et fais rencontrer un Mauprat, qui m’a conduite dans son antre, où je n’ai échappé à l’opprobre et peut-être à la mort qu’en liant à jamais ma vie à celle d’un enfant sauvage qui n’avait aucun de mes principes, aucune de mes idées, aucune de mes sympathies, et qui peut-être (et qui sans doute, devrais-je dire) ne les aura jamais ? Tout cela, c’est un malheur. J’étais dans tout l’éclat d’une heureuse destinée, j’étais l’orgueil et la joie de mon vieux père ; j’allais épouser un homme que j’estime et qui me plaisait ; aucune douleur, aucune appréhension n’avait approché de moi ; je ne connaissais ni les jours sans sécurité, ni les nuits sans sommeil. Eh bien ! Dieu n’a pas voulu qu’une si belle vie s’accomplît ; que sa volonté soit faite ! Il est des jours où la perte de toutes mes espérances me semble tellement inévitable,