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suite, nous vînmes à bout de lui faire connaître Homère et Dante. Il était si frappé des événements qu’il pouvait faire l’analyse de La Divine Comédie d’un bout à l’autre sans oublier ni transposer la moindre partie du voyage, des rencontres et des émotions du poète : là se bornait sa puissance. Quand il essayait de ressaisir quelques-unes des expressions qui l’avaient charmé à l’audition, il arrivait à une abondance de métaphores et d’images qui tenait du délire. Cette initiation de Patience à la poésie marqua dans sa vie une époque de transformation ; elle lui donna en rêve l’action qui manquait à son existence réelle. Il contempla dans son miroir magique des combats gigantesques, vit des héros hauts de dix coudées ; il comprit l’amour, qu’il n’avait jamais connu ; il combattit, il aima, il vainquit, il éclaira les peuples, pacifia le monde, redressa les torts du genre humain et bâtit des temples au grand esprit de l’univers. Il vit dans la sphère étoilée tous les dieux de l’Olympe, pères de la primitive humanité ; il lut dans les constellations l’histoire de l’âge d’or et celle des âges d’airain ; il entendit dans le vent d’hiver les chants de Morven, et salua dans les nuées orageuses les spectres de Fingal et de Comala.

— Avant de connaître les poètes, disait-il dans ses dernières années, j’étais comme un homme à qui manquerait un sens. Je voyais bien que ce sens était nécessaire, puisque tant de choses en sollicitaient l’exercice. Je me promenais seul la nuit avec inquiétude, me demandant pourquoi je ne pouvais dormir, pourquoi j’avais tant de plaisir à regarder les étoiles, que je ne pouvais m’arracher à cette contemplation ; pourquoi mon cœur battait tout d’un coup de joie en voyant certaines couleurs ou s’attristait jusqu’aux larmes à l’audition de certains sons. Je m’en effrayais quelquefois jusqu’à m’imaginer, en comparant mon