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manqué que le désir ou la nécessité de se faire connaître au monde. Mais elle était heureuse dans sa famille, et la plus douce simplicité couronnait ses facultés et ses hautes vertus. Elle ignorait son mérite comme je l’ignorais moi-même à cette époque où, brute avide, je ne voyais que par les yeux du corps et croyais ne l’aimer que parce qu’elle était belle. Il faut dire aussi que son fiancé, M. de La Marche, ne la comprenait guère mieux. Il avait développé la pâle intelligence dont il était doué à la froide école de Voltaire et d’Helvétius. Edmée avait allumé sa vaste intelligence aux brûlantes déclarations de Jean-Jacques. Un temps est venu où j’ai compris Edmée ; le temps où de La Marche l’aurait comprise ne fût jamais arrivé.

Edmée, privée de sa mère dès le berceau et abandonnée à ses jeunes inspirations par un père plein de confiance, de bonté et d’incurie, s’était formée à peu près seule. L’abbé Aubert, qui lui avait fait faire sa première communion, n’avait point proscrit de ses lectures les philosophes qui l’avaient séduit lui-même. Ne trouvant autour d’elle ni contradiction ni même discussion, car, en toutes choses, elle entraînait son père dont elle était l’idole, Edmée était restée fidèle à des principes en apparence bien opposés ; la philosophie, qui préparait la ruine du christianisme, et le christianisme, qui proscrivait l’esprit d’examen. Pour expliquer cette contradiction, il faut que vous vous reportiez à ce que je vous ai dit de l’effet que produisit sur l’abbé Aubert la Profession de foi du vicaire savoyard. Vous n’ignorez pas, d’ailleurs, que, dans les âmes poétiques, le mysticisme et le doute règnent de pair. Jean-Jacques en fut un exemple éclatant et magnifique, et vous savez quelles sympathies il éveilla chez les prêtres et chez les nobles, alors même qu’il les gourmandait avec tant de véhémence. Quels miracles n’opère pas la conviction, aidée d’une éloquence sublime !