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regardé une chenille, monsieur le peintre. Il y en a qui sont des merveilles de beauté et je n’en connais pas de laides. Comment verriez-vous mes grands bœufs, puisque vous ne pouvez même pas voir une si petite bête ?

— Est-ce que c’est vous, dit Philippe à André, vous naturaliste, qui avez persuadé à votre filleule que l’art tuait le sentiment de la nature ? Je vous dirais alors que vous lui avez enseigné un joli paradoxe.

— Cela se présente en effet comme un paradoxe dans votre discussion, répondit André, et votre prétention n’est pas moins paradoxale que celle de Marianne. Je crois qu’en plaçant mieux la question on pourrait mieux discuter.

— Placez-la bien, mon parrain, dit Marianne.

— Eh bien, la voici comme elle m’apparaît, reprit Pierre, en s’adressant à Gaucher. Vous croyez que pour voir il faut savoir, et je suis de votre avis : le naturaliste voit mieux que le paysan ; mais l’art est autre chose que la science, et il faut le sentir avant de savoir l’exprimer. Voilà ce que veut dire Marianne. Elle pense que vous n’avez pas encore assez contemplé et assez aimé la nature pour la rendre. Notez que, pas plus que moi, elle n’a vu votre peinture, et que par conséquent ce n’est pas votre talent qu’elle critique. C’est votre théorie, un peu cavalière dans la bouche d’un tout jeune homme. Elle croit qu’on ne doit pas aller de l’atelier à la campagne, mais aller de la campagne à l’atelier, c’est-à-dire que l’on n’apprend pas à voir parce que l’on est peintre, mais que l’on apprend à être peintre parce que l’on sait voir. N’est-ce pas là ce que tu voulais dire, Marianne ?

— Absolument, répondit-elle ; donc vous me donnez raison ?

— Allons voir les bêtes, s’écria Philippe, je vois bien qu’ici on a trop d’esprit pour moi !

— Allons voir les bêtes, soit, répondit Marianne. — Vous venez, mon parrain ?