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son sort dans l’autre vie, ce chrétien austère et fourvoyé ne demandait pas aux feuilles et aux brins d’herbe emportés par le courant le mystère de sa destinée ?

Enfin il se leva, me vit à quelque distance, et vint à moi pour m’offrir de me reconduire à Chambéry. Je refusai, et je crus voir qu’il me savait gré de le laisser seul. Je le saluai avec déférence, et il leva entièrement son chapeau de paille pour me rendre mon adieu. La beauté de son front très-découvert, luisant au soleil, me causa un tressaillement que je ne m’explique pas…

Je viens d’interrompre ma lettre en proie à une émotion inconcevable. En t’écrivant, en te racontant ce fait dont l’importance m’a saisi par le souvenir, j’ai retrouvé dans ma mémoire la figure de cet inconnu. C’est celui qui était dans la voiture de mademoiselle de Turdy quand Lucie est sortie de la chapelle des carmélites le jour où j’ai eu tant de chagrin, de colère et de jalousie. Ce jour-là, je suis rentré à Aix avec la fièvre, et la fièvre avait troublé l’image de cet homme dans mon cerveau au point que ce matin, durant deux heures de conversation avec lui, je ne l’ai pas reconnu ! Mais c’est bien lui ! Et son accent italien… Mais quoi ! ceci est un rêve de mon imagination malade. L’homme du lac, je n’ai pas pu voir ses traits, et l’homme de la voiture, je n’ai pas entendu sa voix. Pourquoi cette obstination à me persuader que c’est le même homme ? Et ce que je me persuade à présent, que l’homme de la cascade est encore le même, a-t-il plus de consistance ? Mon père, tu m’as défendu d’être jaloux, tu m’as dit que c’était un outrage envers la personne aimée ; je n’avais donc pas reparlé à Lucie de cet inconnu… et… je ne veux pas croire que, s’il y avait entre elle et lui quelque relation qui pût m’intéresser, elle ne me l’eût pas dit d’elle-même. Elle ne m’a rien dit,