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ne pouvais pas en vouloir à mon père de n’avoir jamais creusé une notion qu’on ne lui avait point donnée dès l’enfance, car il était contrebandier de père en fils comme la plupart des habitants des frontières. C’est bien une manière de banditisme, car on ne s’y fait pas faute de descendre les douaniers qui vous serrent de trop près, et cette chasse au bon marché des denrées dégénère facilement en une chasse à l’homme des plus meurtrières. Sans doute il y avait longtemps que mon père ne courait plus en personne ces aventures ; mais il les faisait courir aux autres, étant devenu, comme la fin de son entretien avec ma mère me le révéla, un des chefs dirigeants d’une sorte d’armée occulte composée de gens de toute espèce, la plupart plus curieux de flibusterie que de vrai travail, et quelques-uns bons à pendre.

En somme, la contrebande, malgré l’encouragement qu’elle reçoit dans toutes les classes, sans que personne se fasse scrupule d’en profiter, est une plaie économique et sociale. Je le savais, il fallait me résigner à sentir en moi quelque chose de taré, et à regarder le bien-être dont je jouissais, à commencer par la bonne éducation dont je recueillais, le bienfait, comme une sorte de vol commis non-seulement sur l’État, mais sur le commerce loyal de mes concitoyens.