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Ce malheur-là a pu arriver à bien d’autres, dit l’abbé en souriant. C’est un génie si dangereux que celui de M. de Lamennais ! On peut bien le lire jusqu’au bout sans s’apercevoir du danger. — Sans doute, reprit le moine, ce n’est qu’après l’avoir lu, quand on y réfléchit, qu’on aperçoit le serpent caché sous les fleurs de la séduction. — C’est ce qui vous est arrivé après l’avoir lu, n’est-ce pas, mon frère ? dit l’abbé. — Je ne dis point que je l’aie lu, repartit le moine. Cela aurait bien pu m’arriver sans que je fusse fort coupable ; jugez-en : l’abbé de Lamennais vint ici après son entrevue avec le pape ; il parla avec moi. Tenez, il était assis à la place où vous êtes. Je vivrais cent ans que je n’oublierais ni sa figure, ni sa voix, ni ses paroles. Il me fit une grande impression, j’en conviens, et je vis tout de suite que c’était un de ces hommes qui peuvent, lorsqu’ils le veulent, servir la religion vigoureusement. Je m’imaginai qu’il était rentré de bonne foi dans le sein de l’Église, et que désormais il serait son plus orthodoxe défenseur. Que voulez-vous, il parlait si bien ! il parlait comme il écrit… À ce qu’on dit, il écrit bien, ajouta l’Arménien, qui se méfiait toujours du sourire ironique de l’abbé. Ce fut au point, continua-t-il, que je le priai sincèrement de m’envoyer le premier ouvrage qu’il publierait. — Et il vous l’a envoyé ? demanda l’abbé. — Je ne dis point qu’il me l’ait envoyé, reprit aussitôt le moine. S’il me l’eût envoyé, ce ne serait pas ma faute. Qui pouvait prévoir que cet homme si pieux et si bon ferait un livre abominable ? — Mais êtes-vous bien sûr, lui dis-je, qu’il soit abominable ? — Comment, si j’en suis sûr ! — Si vous ne l’avez pas lu ? — Mais la circulaire du pape ? — Ah ! j’oubliais, repris-je. — Lorsque cette circulaire nous est arrivée, dit le moine, j’étais, comme vous, dans l’erreur sur le compte de M. de Lamennais. Je disais à mes frères : Voyez un peu quelles grâces ineffables Dieu a répandues sur ce saint homme ! voyez comme un instant de doute et de souffrance a fait place en lui à une foi vive et ardente ! c’est l’effet de son entrevue