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d’hypocrisie et d’ingénuité qui est particulier aux physionomies orientales, semblait nous dire : S’il ne m’était pas commandé d’être humble, je vous ferais voir que j’en sais bien davantage.

— Vous êtes Français, me dit-il, vous connaissez l’abbé de Lamennais ? Je voudrais bien rencontrer quelqu’un qui le connût. — Certainement, je le connais beaucoup, répondis-je effrontément, curieux de savoir ce que l’on pensait de l’abbé de Lamennais en Arménie. — Eh bien ! quand vous le verrez, dit le moine, dites-lui que son livre… Il s’arrêta en jetant un regard méfiant sur l’abbé, et acheva ainsi sa phrase, commencée peut-être dans un autre but : Dites-lui que son dernier livre nous a fait beaucoup de peine. — Ah ! dit l’abbé, qui, pour n’être que Vénitien, n’en a pas moins la pénétration d’un Grec, savez-vous, mon frère, que M. de Lamennais est un homme d’un immense orgueil, et qui s’imagine devoir compte de ses opinions à l’Europe entière ? Savez-vous qu’il est bien capable de considérer votre couvent comme une imperceptible fraction de son auditoire ?

— Carliste ! c’est un carliste ! dit le père Hiéronyme en secouant la tête. — Parbleu ! il me paraît étrange d’entendre parler de ces choses-là dans le lieu et dans le pays où nous sommes, dis-je à voix basse à l’abbé, tandis que l’Arménien était distrait par Beppa qui touchait à sa grande Bible manuscrite, et qui passait insolemment ses petits doigts sur les vives couleurs des peintures grecques semées sur les marges. — Vous allez voir qu’il dira du mal de Lamennais, s’il se méfie de nous, dit l’abbé ; excitez-le un peu. — Est-ce que vous ne trouvez pas, mon père, dis-je au moine, que M. de Lamennais est un grand poëte sacré ? — Poëte ! poëte ! répéta-t-il d’un air effrayé ; vous ne savez donc pas le jugement de Sa Sainteté ? — Non, répondis-je. — Eh bien ! mon fils, sachez-le ; ce nouvel écrit est abominable, et il est défendu à tout chrétien de le lire. — Malheureusement je ne savais point cela, répondis-je, et je l’ai lu sans penser à mal. —