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mes amis pour aller prendre le sorbet ensemble, je rencontrai une barque chargée de plusieurs gondoliers en goguette qui me crièrent : — Monsiou, faites donc chanter le Tasse à votre gondolier. — C’était une épigramme adressée au vieux Catullo, qui a une maladie chronique de la trachée-artère et une extinction de voix perpétuelle. — Il paraît qu’on te connaît ici, vechio, lui dis-je. — Ah ! lustrissimo ! répondit-il, E gnente, semo Nicoloti. — Tu es Nicoloto, toi, avec cette tournure-là ? lui demandai-je. — Nicoloto, reprit-il, et des bons. — Noble, peut-être ? — Comme dit Votre Seigneurie. — As-tu par hasard un doge dans ta famille ? — Lustrissimo, j’ai mieux que cela ; j’ai trois porcs, c’est-à-dire trois prix de régate, trois portraits à la maison avec la bannière d’honneur, et le dernier était mon père, un grand homme, savez-vous, mon maître ? deux fois plus grand et plus gros que mon fils. Moi, je suis une pauvre araignée, toute tordue par accident ; mais mio fio prouve bien que nous sommes de bonne lignée. Si l’empereur avait la bonté de nous ordonner une régate, on verrait si le sang des Catulle est dégénéré. — Diable ! lui dis-je. Auriez-vous la complaisance, lustrissimo Catullo, de me mettre à la rive, et de ne pas me voler mon tabac pendant une heure que vous aurez à m’attendre ? — Il n’y a pas de danger, mon maître, répondit-il ; le tabac me fait mal à la gorge.

— Est-ce qu’il y a encore des Nicoloti et des Castellani ? demandai-je à mes amis qui m’attendaient au pied de la colonne du Lion. — Que trop, répondit Pierre ; il y a, en ce moment-ci, une rumeur sourde dans la ville, et une certaine agitation à la police, parce qu’il est question parmi les gondoliers de renouveler les vieilles querelles. — Je pense bien, dit Beppa, qu’on peut les laisser faire ; de l’humeur pacifique dont ils sont, leurs divisions ne feront de mal à personne et tout se passera en paroles burlesques. — Il ne faut pas encore trop s’y fier, reprit le docteur ;