Page:Sand - Lettres d un voyageur.djvu/83

Cette page n’a pas encore été corrigée

musicale. Les gondoliers, debout sur la poupe, dans leur attitude hardie, se dessinaient dans l’air bleu, comme de légers spectres noirs, derrière les groupes d’amis et d’amants qu’ils conduisaient. La lune s’élevait peu à peu et commençait à montrer sa face curieuse au-dessus des toits ; elle aussi avait l’air d’écouter et d’aimer cette musique. Une des rives de palais du canal, plongée encore dans l’obscurité, découpait dans le ciel ses grandes dentelles mauresques, plus sombres que les portes de l’enfer. L’autre rive recevait le reflet de la pleine lune, large et blanche alors comme un bouclier d’argent, sur ses façades muettes et sereines. Cette file immense de constructions féeriques, que n’éclairait pas d’autre lumière que celle des astres, avait un aspect de solitude, de repos et d’immobilité vraiment sublime. Les minces statues qui se dressent par centaines dans le ciel semblaient des volées d’esprits mystérieux chargés de protéger le repos de cette muette cité, plongée dans le sommeil de la Belle au bois dormant, et condamnée comme elle à dormir cent ans et plus.

Nous voguâmes ainsi près d’une heure. Les gondoliers étaient devenus un peu fous. Le vieux Catullo lui-même bondissait à l’allégro et suivait la course rapide de la petite flotte. Puis sa rame retombait amorosa à l’andante, et il accompagnait ce mouvement gracieux d’une espèce de grognement de béatitude. L’orchestre s’arrêta sous le portique du Lion-Blanc. Je me penchai pour voir Mylord sortir de sa gondole. C’était un enfant spleenétique, de dix-huit à vingt ans, chargé d’une longue pipe turque, qu’il était certainement incapable de fumer tout entière sans devenir phthisique au dernier degré. Il avait l’air de s’ennuyer beaucoup ; mais il avait payé une sérénade dont j’avais beaucoup mieux profité que lui, et dont je lui sus le meilleur gré du monde.

Je remontai le canal, et, au moment où nous nous arrêtions devant la Piazzetta, où j’avais donné rendez-vous à