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égard de l’ignorance d’un public grossier et des exigences des chanteurs inintelligents. Vous ne le pouviez pas, je pense. Peut-être même n’avez-vous fait accepter vos plus belles idées qu’à la faveur du remplissage obligé des formules. Mais à présent ne pouvez-vous pas former votre auditoire, lui imposer vos volontés, le contraindre à se passer de lisières, et lui révéler une pureté de goût qu’il ignore, et que nul n’a encore pu proclamer franchement ? Ces immenses succès, ces bruyantes victoires remportées sur lui, vous donnent des droits ; elles vous imposent peut-être aussi des devoirs, car au-dessus de la faveur populaire et de la gloire humaine, il y a le culte de l’art et la foi de l’artiste. Vous êtes l’homme du présent, maître, soyez aussi l’homme de l’avenir… Et si mon idée est folle, ma demande inconvenante, prenez que je n’ai rien dit.

Maintenant que je suis en train de rêver, je rêve pour vous un poëme qui vous transporterait en plein paganisme : les Euménides, cet effrayant opéra, tout fait, d’Eschyle ; ou la mort d’Orphée, si terrible et si naïve à faire quand on est associé à un homme comme vous, qui n’a besoin que d’un canevas de gaze pour broder un voile d’or et de pierreries. Si je savais coudre deux rimes l’une à l’autre, mon maître, j’irais vous prier de me dicter toutes les scènes, et je serais fier de vous voir aborder des mélodies grecques plus pleines, plus complètes, plus simples d’accompagnement peut-être que vos précédents sujets ne l’ont exigé. Je vous verrais faire ce dont on semble vous défier, et répondre, comme font les grands artistes, à des menaces par des victoires. Mais tant de bonheur ne me sera pas donné : je ne sais pas la prose, comment saurais-je les vers ? — Quant à mon sujet grec, vous savez mieux que moi ce qu’il vous convient de faire ; mais quelque jour il vous tentera, je gage.

Maître, je ne suis pas un savant, j’ai la voix fausse et ne sais jouer d’aucun instrument. Pardonnez-moi si je ne parle pas la langue technique des aristarques. Quand même je serais