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l’apercevant, car sa présence me rappelle des siècles entiers, des rêves étranges, une vie terrible, dont il fut jadis le spectateur calme et compatissant. Mais il semble deviner la place du cœur ou je suis écorché vif, et il n’y touche point. Il rit, il raille, il parle comme Callot dessine. Prendre la vie du côté bouffon quand on a bu jusqu’à la lie tout ce qu’elle a de sérieux, c’est le fait d’une haute philosophie ; chez moi, je l’avoue, ce n’est l’effet que d’une grande faiblesse. Qu’importe ? Je ris, je suis heureux pendant une heure ; il me semble que je suis né d’hier.

Paul a l’œil éminemment artiste, et je vois tous les objets que la rive emporte derrière nous à travers sa fantaisie moqueuse. Le clocher de Mâcon me fait rire aux éclats ; je n’aurais jamais cru qu’un clocher pût tant me divertir. Et cependant Paul ne rit jamais ; sa gaieté grave, celle des enfants, expansive et bruyante, l’excellente figure et l’obligeance délicate du légitimiste, la consternation d’Ursule qui se croit en pleine mer, mon sans-gêne bohémien, c’en est assez pour nous trouver tous camarades et faire société commune à l’auberge de Lyon.

— Comment s’appelle notre ami ? dit Paul à demi-voix en me montrant le légitimiste.

— Le diable m’emporte si je le sais !

— Demandons-lui ses papiers, reprend Paul avec dignité.

Inspection faite de son passe-port, il est patricien ; il faut bien le lui pardonner. Il est riche ; cela nous est fort indifférent, preuve qu’il est inutile de connaître le nom et la position des gens. Il est aimable, modeste et bien élevé. Qu’avons-nous besoin d’en savoir davantage ? — Il va à Genève ; nous irons tous ensemble ; mais non. Paul nous quitte et descend le Rhône. Son destin ou sa fantaisie l’emporte par là. L’ami improvisé, moi et ma famille, nous prenons la poste à frais communs, et nous verrons ce soir le lac de Nantua.