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les commis voyageurs… ou du moins je n’ai pu les souffrir jusqu’à ce jour, qui va peut-être me réconcilier à jamais avec eux.

Tant il y a que, craignant les conversations littéraires, j’acceptai l’offre d’une infernale hôtesse, empoisonneuse et maléficière au delà de ce qui a jamais été raconté par Gil Blas sur le compte des aubergistes de toutes les Espagnes. Je laissai dresser dans un coin du jardin, derrière un espalier, une modeste table pour mes enfants, pour leur bonne et pour moi. J’avais l’air d’un curé de campagne escorté de sa gouvernante et de ses neveux.

Il y avait, à l’autre bout de ce jardin, une grande table et des convives de bonne humeur. Ce sont des gens comme il faut, m’avait dit l’hôtesse, la fleur des gentilshommes du pays ; c’est monsieur le comte, c’est monsieur le marquis, et puis monsieur de….. Grâce à Dieu, je n’ai pas la mémoire des noms, celle des prénoms encore moins ; mais ma senora Léonarde en avait plein la bouche, et j’espérais voir une orgie aussi méthodiste que celles de l’Odéon et de la Porte-Saint-Martin. N’en déplaise à la noblesse, je l’ai fort peu fréquentée dans ma vie. Je sais qu’elle porte des gants, qu’elle a toujours le menton bien rasé ou la barbe bien parfumée ; je sais qu’elle est agréable à voir : je ne me serais jamais douté qu’elle pût être aussi désagréable à entendre.

Tu attends peut-être que je te raconte l’orgie… Ma foi ! tu te trompes bien. D’abord je n’ai assisté qu’à la partie musicale, à l’introduction, pour ainsi dire ; ensuite j’étais masqué par les espaliers, et, grâce à Dieu, je ne voyais absolument rien. Enfin mon dîner et celui de ma famille fut terminé en dix minutes, et je me retirai plus satisfait qu’en sortant de l’Odéon ou de la Porte-Saint-Martin, car du moins là je n’avais rien payé en entrant. En ce moment je me sens presque réconcilié avec le procédé de Lucrèce Borgia, en voyant combien des seigneurs ivres peuvent se rendre insupportables au spectateur.